La Roque d'Antheron 2002
Chroniqueur: Gaspar Ythier

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Comme l'an dernier, je viens de consacrer quinze jours à une activité 
principale : écouter du piano. Plus de vingt pianistes différents, 
entendus en direct, dans les répertoires les plus variés, à la Roque 
d'Anthéron. Comme l'an dernier aussi, j'étais toujours bien placé, et 
je n'ai rien manqué, ni avec les yeux, ni bien sûr avec les oreilles. 
Comme l'an dernier enfin, je livre ici mes impressions, pour ceux que 
cela intéresse.

Inutile de répéter encore une fois que mon admiration pour TOUS ces 
artistes est acquise a priori ; il va sans dire par conséquent que 
les jugements sévères que je peux émettre ici ou là envers tel ou tel 
ne remettent rien en cause de leur talent, mais expriment simplement 
des préférences très personnelles (ainsi qu'un goût pour ce genre de 
polémiques inoffensives) J'essaierai d'être aussi précis que 
possible, d'argumenter au maximum et d'expliquer mes prémisses (qui 
sont assez faciles à démasquer), afin que chacun puisse déceler ce 
qui vient de moi, et moduler ainsi éventuellement mes verdicts 
Cela précisé, allons-y :

J'avais raté les années précédentes le récital  doublé  que Sokolov 
a pris maintenant l'habitude de donner fin juillet au temple 
protestant de Lourmarin, à quelques encablures de la Roque (pas de 
plein air évidemment pour lui, l'idée que ses sonorités puissent 
s'échapper sans retour en direction des cigales devant lui être 
rigoureusement insupportable) Cette fois, je me suis donc débrouillé 
pour être présent dans la région le 23 juillet. 
D'abord, l'assistance semble un peu différente de celle des autres 
concerts : moins de vacanciers, beaucoup d'habitués, certains 
évoquant même le récital identique (quant au programme) donné au même 
endroit trois jours plus tôt  Sokolov a ses fans ! On sait qu'un 
programme de ce pianiste comporte toujours trois parties (il se 
renouvelle  par tiers  tous les quatre mois). Cette année, ce sera 
donc Haydn, Komitas et Prokofiev.

20 heures : toujours pas l'esquisse d'un sourire ; pas même un regard 
pour le public L'homme paraît presque difforme à première vue, et il 
faut attendre qu'il s'assoie (en position très haute, son tabouret 
est même surélevé) pour qu'on le sente enfin bien à son aise : le 
piano, voilà indiscutablement son (seul) élément. Et très vite c'est 
le choc, subi du reste à l'identique à chacune des ses apparitions : 
on s'attend devant cette masse imposante à une déflagration, or les 
premières secondes laissent entendre des pianissimos improbables, 
d'une profondeur et d'une richesse inouïes. La sophistication de la « 
mécanique pianistique » est poussée ici à un degré peut-être jamais 
égalé, il n'est pas une note qui n'ait été pensée pour elle-même, pas 
une note qui ne soit choyée La gamme des attaques, des dynamiques et 
des couleurs semble infinie.

Alors certes  et c'est ce qu'on lui reproche souvent , la 
communication avec l'extérieur (et peut-être même avec le 
compositeur !) n'est pas évidente à saisir C'est une approche 
musicale limite autistique ! Comment Haydn envisageait ses uvres, 
comment elles sonnaient à l'époque, Sokolov n'en a cure : ce qui 
l'intéresse, c'est le texte qui lui est parvenu ; l'important, c'est 
l'écriture pianistique, ces notes qu'il articule, ces phrases qu'il 
bâtit, élément après élément. Il est arrivé par le passé (dans 
Beethoven, dans Mozart) que j'en arrive à avoir du mal à suivre la 
ligne générale à force d'être en permanence contraint d'écouter en 
détail le moindre des petits motifs de la partition. Ce fut cependant 
moins le cas cette fois-ci, ces trois sonates de Haydn, enchaînées 
sans applaudissements, étant même d'une cohérence assez stupéfiante. 
On aura du mal à me croire, et pourtant c'était presque fluide, même 
s'il fallait quand même mieux oublier par exemple le chant sublime 
d'Horowitz dans l'adagio la sonate en fa majeur (n° 38  Carnegie 
Hall, 1966) Le lyrisme de Sokolov est évidemment tout autre, et 
les « facilités mélodiques », il les laisse de bonne grâce à ceux qui 
n'ont que cela à faire valoir ! Toute trivialité est radicalement 
bannie du jeu de cet homme, qui nous fait découvrir des choses 
nouvelles  mais présentes dans la partition !  quoi qu'il arrive. 
Pas d'effets, pas d'originalité pour l'originalité, mais un texte 
fouillé toujours au plus profond. Le résultat, c'est que ce Haydn, 
ainsi poussé dans ses derniers retranchements, laissait davantage 
apparaître ses limites (harmoniques) que ses innovations (pourtant 
nombreuses) Plein d'idées merveilleuses, certes, mais je me suis dit 
qu'heureusement que Beethoven était arrivé pour faire exploser ce 
carcan ! 

Vient ensuite Komitas et ses danses folkloriques arméniennes. On 
reste bien sûr hypnotisé par ces sonorités envoûtantes et ces rythmes 
lancinants, mais également un peu incrédule devant l'abnégation et la 
foi de notre pianiste : faut-il en vérité qu'il soit gravement 
obsessionnel pour répéter ainsi une année durant, lors de chacun de 
ses récitals, ces six danses elles-mêmes très répétitives ! Mais 
enfin, sûrement y trouve-t-il, comme ailleurs du reste, des choses 
qui échappent au commun des mortels que nous sommes
Prokofiev enfin, avec la septième sonate. Que dire ? D'abord, on 
entendit quasiment tout, malgré une acoustique très exagérément 
réverbérée  ce qui rehausse encore, ô combien, les mérites de la 
performance (quelle maîtrise de la pédale !) Quant à l'interprétation 
elle-même, d'une absolue perfection formelle, on y trouvait du 
lyrisme, du rebond, et naturellement une violence terrible  
terrifiante, même  et pourtant jamais dure, toujours contrôlée (le 
tempo était, comme il se doit avec un tel son, raisonnable). 
Résultat : un véritable cataclysme. Faramineux ! Une version vraiment 
en tout point digne des deux géants (Richter et Gilels) auxquels 
Prokofiev avait confié la création des ses trois « sonates de 
guerre »  ce qui veut tout dire. Le public a ouvert grand les yeux 
(car il fallait voir ça !), coupé sa respiration, et terminé en 
sueur, abasourdi, mais irrémédiablement conquis. Et ce fut l'ovation, 
debout, comme à chaque fois avec Sokolov (qui ne sourit pas pour 
autant).

En bis, deux Couperin (dont « Le Tic Toc Choc ou les maillotins »), 
Chopin (une mazurka splendide), et enfin le petit prélude de Bach-
Siloti, popularisé en son temps par Gilels, lui qui clôturait si 
souvent ses concerts en sa compagnie
Sûrement Sokolov est-il fou (je crois qu'il est en réalité 
complètement schizophrène), mais il n'en est pas moins un pianiste 
complètement unique, génial ; un pianiste rigoureusement adversaire 
de tout effet, et de toute concession. Je comprends qu'on reste 
sceptique à l'occasion devant un de ses disques, tant ses conceptions 
sont personnelles et exigeantes pour l'auditeur ; ne pas être « 
pris » en revanche lors d'un récital de ce phénomène, surtout si l'on 
est bien placé, j'affirme que c'est impossible ! Avis donc aux 
amateurs

Contexte très différent pour mon retour sur place dix jours plus 
tard, le 4 août : retrouvailles avec le parc du château de Florans 
pour une soirée tchèque avec l'orchestre Philharmonia de Prague sous 
la direction de Jiri Belohlavek. Deux courts concerts, deux solistes 
français : Claire Désert puis Emmanuel Strosser.
Le premier concert à 20 heures débute par la sérénade pour cordes de 
Josef Suk  grand-père de l'autre. L'uvre, de jeunesse, n'est pas 
captivante (elle imite beaucoup  sans jamais l'égaler  la si 
charmante sérénade de son beau-père et modèle Dvorák), mais 
l'orchestre la fait passer avec beaucoup de charme. Comme avec tout 
ensemble tchèque de qualité (et c'est la même chose avec les 
formations de chambre), on est transporté dans la campagne de 
Bohème : verdeur des attaques, fruité des cordes, verve des rythmes, 
il n'y a aucun doute ni quant à l'origine de la musique, ni quant à 
celle de ses interprètes (la spécificité de leur langue, sans doute)
C'est donc parfaitement immergés dans le pays qu'on accueille ensuite 
Claire Désert pour le rare concerto de Dvorák, que j'entendais en 
direct pour la première fois et que je connais mal (je n'ai que la 
version studio de Richter qui, il faut bien le reconnaître, est 
lourde et assez peu dans l'esprit  mais il est vrai que les Russes 
jouent assez mal la musique tchèque en général) Heureusement Claire 
Désert, « malgré » ses années passées à Moscou, est nettement plus en 
situation  elle a du reste déjà enregistré l'uvre ; elle s'intègre 
même à merveille dans l'orchestre, fait chanter son instrument autant 
qu'il est possible, et trouve des sonorités magnifiques (il faut la 
voir se cabrer, se projeter tout au fond des touches, utiliser au 
maximum la masse de son corps : là, pas de doute, on sent les 
bénéfices du séjour moscovite !) C'est tout juste si j'ai noté un 
certain manque de puissance  car la pauvre n'est pas bien lourde et 
se refuse absolument à « cogner » , particulièrement à la main 
gauche dans quelques passages parmi les plus ardus (rappelons que 
Richter prétendait que ce concerto était le plus difficile de tous) 
Si déception il y eut, elle fut donc davantage liée à l'uvre qu'à 
l'interprétation : c'est comme si ce bon Dvorák s'était un peu égaré 
dans son désir de solliciter la virtuosité de son soliste, au 
détriment de sa légendaire inspiration mélodique. Mais enfin, il 
faudrait réécouter ce concerto encore et encore avant de porter un 
jugement trop définitif En bis, un prélude de Rachmaninov confirmait 
les talents de cette Claire Désert, qui m'avait déjà énormément 
séduit lors d'une intégrale Beethoven  partagée entre six pianistes 
 au cours de laquelle elle avait offert une des plus belles « 
Tempête » qu'il m'a été donné d'entendre.
Le second concert débutait par une autre uvre de jeunesse : la Suite 
pour cordes de Janácek. Le texte du programme affirmait qu'il 
s'agissait là d'une partition mineure dans laquelle on ne sentait pas 
encore le génie de son auteur  ce qui ne m'a pas empêché de trouver 
ça magnifique Une musique toujours inspirée, très pure, sans 
trivialité ; et là encore, l'orchestre nous a offert un beau voyage 
en Moravie

Paradoxalement, la suite du programme m'a laissé beaucoup plus 
sceptique (concertino pour piano et six instruments du même 
Janácek) : il faut dire que le piano de Strosser évolue dans la 
grisaille, entre platitude et brutalité. Résultat  le piano ayant 
ici un rôle primordial , ça ressemblait plus à du mauvais Stravinsky 
qu'à un chef-d'uvre (annoncé) de Janácek

Enfin, pour finir, le double concerto pour cordes, piano et timbales 
de Martinu : l'orchestre, divisé en deux, est cette fois-ci au grand 
complet, et le piano est installé, sans couvercle, en plein milieu 
(Strosser fait face au public). Voilà une pièce terrible, tendue à 
l'extrême, angoissée, violente, qui ne laisse aucun répit (nous 
sommes en 1939) Cette fois, reconnaissons-le, si le piano de 
Strosser ne m'a toujours pas procuré d'émotions extraordinaires, il 
ne m'a pas trop dérangé non plus ; mais c'est l'orchestre et son chef 
qui emportèrent le morceau, grâce à un engagement et à une virtuosité 
(presque) exemplaires  et toujours sans lourdeur. Y a-t-il eu un 
bis ? Sans doute mais, désolé, je n'en garde plus aucun souvenir Ce 
fut en tout cas, dans l'ensemble, une très belle soirée.

Je n'ose à peine évoquer  surtout ici !   le concert du lendemain 
Même orchestre, même chef, mais dans Mozart cette fois-ci ; et avec 
un certain Nikolaï Lugansky en soliste Il y eut en effet un très 
léger contretemps : j'étais bien sur place, à la Roque, à l'heure 
prévue  et avec mon billet en poche ! , mais les musiciens étaient 
eux à l'Étang des Aulnes, tout à côté d'Arles ! Une délocalisation 
sournoise qui ne m'a laissé aucune chance ! Pas moyen en effet de 
passer en gros du Lubéron à la Camargue en moins d'une demi-heure 
Tout ce que je peux donc vous dire, c'est que mes amis  qui m'ont 
attendu en vain ont trouvé ça superbe (surtout le piano !) Et il 
paraît que le final du concerto a été bissé Voilà, voilà 
Inutile de préciser que je m'en suis voulu quasiment toute la nuit 
Heureusement que le festival était encore long !

Le lendemain, la Roque accueillait Stephen Kovacevich, que j'ai déjà 
entendu deux fois et que je n'aime guère (je pense qu'il était plus 
intéressant dans sa jeunesse). Or, un certain Vadim Rudenko donnait 
le même soir un récital dans le cadre d'un autre  modeste  
festival, près d'Avignon, au pied du Mont Ventoux Pas d'hésitation, 
je pris donc la direction de Séguret, un petit village provençal 
classé au patrimoine, mais tellement restauré qu'on dirait maintenant 
une crèche de noël grandeur nature  y a-t-il seulement de vrais 
habitants ? Le choix à l'évidence était le bon (vu les échos de 
récital de Kovacevich), sauf que j'aurais manifestement dû quand 
même me rendre dans l'après-midi à la Roque  ç'eut été fort 
possible  pour écouter Francesco Libetta, cet italien des Pouilles, 
paraît-il génial, qui a impressionné tout son monde Second raté en 
deux jours, par conséquent À réparer d'urgence l'année prochaine !
Cela dit, un récital de Vadim Rudenko, dans des conditions de 
visibilité et d'écoute quasi idéales (juste devant les mains), ça 
devait suffire largement à combler ma journée : n'était-ce pas celui 
qui m'avait peut-être le plus séduit, entre tous, l'an dernier ? Le 
programme sera un panaché entre celui de la Roque de cette année  à 
venir (les douze premiers préludes de Chopin et le second cahier des 
variations Paganini de Brahms), et celui de l'an dernier (les quatre 
premiers moments musicaux de Rachmaninov et la transcription de « 
Casse-Noisettes » due à Pletnev). 

Rudenko arrive sur place une demi-heure avant le concert, et semble 
découvrir les lieux, un rien intrigué (une jolie place ombragée, avec 
un « toit », assez bas, tissé de branches de platanes centenaires  
et une vue béante sur la vallée). S'est-il seulement échauffé ? 
Qu'importe ! Il attaque des préludes de Chopin qui sont comme des 
fusées, des éclairs lancés dans beau ciel provençal. Pas 
particulièrement rapides, de facture même plutôt classique, très 
chantés, mais sans aucun appesantissement, sans sentimentalisme, sans 
la moindre « psychologie » Les facilités pianistiques ahurissantes 
accentuent encore cette impression (les quelques  rares  « 
canards » du début, « on s'en tape », comme disait Richter !) : une 
minute, deux minutes, et hop, c'est fini ! Et moi, je me dis que 
c'est exactement ainsi qu'il faut jouer ces préludes  qui justement 
ne préludent rien du tout : des fulgurances poétiques ! L'arrêt 
abrupt après le douzième fut vraiment un crève-cur
Heureusement, il enchaîne tout de suite avec les Paganini ; et pour 
la première fois, j'entends dans ce second cahier autant de musique 
qu'on a l'habitude d'en entendre dans le premier : c'est d'une 
fluidité incroyable, ça chante de partout, il y a à la fois de la 
profondeur, du moelleux sonore, et un côté absolument aérien  
toujours ces mains caoutchouteuses qu'on dirait faites tout exprès 
pour le piano, et qui se jouent de tous les pièges de la partition 
avec insolence !

Après un court entracte, ce sera Rachmaninov : peut-être un peu 
moins « fini » que l'an dernier à la Roque, un peu moins dense, un 
peu plus dilettante  mais ça reste exceptionnel ! Enfin, « Casse-
Noisettes » nous rappelle que nous avons bien devant nous le champion 
toutes catégories de l'élasticité et du rebond (pour moi les 
qualités « pianistiques » les plus précieuses) Une vraie fête du 
piano dans cette transcription si bien écrite et si pleine de charme 
 le « pas de deux » final, joué ainsi, donne même des frissons de 
bonheur ! Pour prolonger le plaisir, j'ai réécouté en rentrant 
l'enregistrement du jeune Pletnev lui-même, et je peux vous affirmer 
que Rudenko se situe là-dedans un bon échelon au-dessus
En bis, le prélude op. 23 n° 7 de Rachmaninov (c'est tellement « 
facile » qu'on a envie de dire que c'est de la triche !), le premier 
impromptu de Chopin joué très vite, l'air de ne pas y toucher (on est 
loin des poses romantiques compassées !), et enfin le fameux prélude 
de Bach-Siloti cher à Gilels, amputé cette fois-ci de sa reprise 
(Sokolov, lui, avait attaqué cette reprise en élidant la toute 
dernière mesure).

Comme on était dans le cadre du festival « Musiques dans les 
vignes », était organisée après le concert une petite dégustation de 
vins de pays  avec modération bien sûr, restait quand même 150 
kilomètres de route pour rentrer se coucher ! On est donc en pleine 
conversation, un verre à la main, tous émerveillés par ce qu'on vient 
d'entendre, lorsque Rudenko fait son apparition, toujours aussi 
modeste et « détaché ». Il paraît même si disponible que je m'en vais 
le féliciter et fais l'effort, dans mon anglais déplorable (vive 
l'alcool !), de lui demander si le choix du Bach-Siloti était un 
hommage à Gilels. « It's my favourite ! », me répond-il, le visage 
soudain illuminé. Voilà qui ne m'étonne guère

Le mercredi 7 août, je réintègre le festival « officiel » pour 
d'abord écouter, à 18 heures, une jeune Vénézuélienne du nom de 
Gabriela Montero. Il y a bizarrement cette après-midi-là une 
affluence quasi record pour un récital diurne Cette jeune femme, qui 
appartient à l'« écurie » d'Argerich, serait-elle un prodige méconnu 
de moi ? Las ! Bien vite, je retombe sur terre : les chefs-d'uvre de 
Chopin s'enchaînent (polonaise-fantaisie, première ballade, deuxième 
sonate) sans qu'on ne n'y intéresse vraiment. Tout est bien fait, la 
technique est « propre » (même s'il s'agit d'une technique tout ce 
qu'il y a de plus « digitale »), mais ça ne dit pas grand-chose Je 
finis même par m'ennuyer gentiment  c'est qu'à force d'écouter les 
plus grands (je sais, c'est horrible !), je deviens de plus en plus 
exigeant et ne supporte plus le « lot commun » Le récital devait 
initialement s'achever par la polonaise « héroïque » op. 53, mais 
notre sympathique pianiste, qui arbore des « formes » charmantes, 
s'avance soudain vers nous et déclare, en français : « c'est pas la 
même chose de jouer du piano enceinte et pas enceinte, alors comme je 
suis un peu fatiguée, je ne vais pas jouer la polonaise, mais plutôt 
improviser quelque chose ». On aura alors droit à une « fausse » 
mazurka de Chopin, puis à une espèce de danse populaire sud-
américaine Personne évidemment ne lui tiendra rigueur de ce 
changement de programme, qui eut même plutôt le mérite de rompre la 
monotonie qui commençait sérieusement à s'installer

Ce n'est que le soir que je devine les motivations de la foule qui 
s'était pressée au concert de l'après-midi (outre le fait que 
Gabriella Montero avait paraît-il fait un joli petit numéro la veille 
sur France-Musiques, en improvisant, déjà, en direct, et à la demande 
du public inspiré, sur Carmen !) : les gens sont venus en masse 
aujourd'hui pour Nelson Freire ! Je remarque en effet une « faune » 
très « parisienne », à l'évidence déplacée jusqu'ici par les récentes 
critiques dithyrambiques, quasi surréalistes, qui ont consacré son 
nouveau disque Chopin, ainsi que son dernier récital parisien Vous 
l'aurez deviné, je ne suis pas moi-même très « fan ». Jamais Freire 
sur scène ne m'a réellement « transporté », ni d'ailleurs seulement 
convaincu ; quant à son dernier disque, je le trouve, pardonnez-moi, 
presque mauvais (j'y entends beaucoup de complaisance, et même des 
faiblesses « objectives » : plein de « trucs » pianistiques, des 
escamotages, etc.) Mais enfin, passons, là n'est pas le sujet du 
jour 

En effet, ce bon Nelson étant indisposé, c'est Boris Berezovsky qui 
le remplace ce soir, au grand dam, donc, on s'en doute, d'une partie 
du public (les plus snobs !) J'entends ainsi un de mes voisins, alors 
que la speakerine exhorte la foule à éteindre ses téléphones 
portables, s'exclamer avec suffisance : « et pour le changement de 
programme, on ne s'excuse pas dans ce pays ! » Mais venons-en aux 
faits : Berezovsky Voilà un spécimen que je suis allé écouter 
plusieurs fois en musique de chambre, mais une seule fois en solo, il 
y a six ou sept ans à Lyon  et j'avais déjà trouvé ça 
extraordinaire. En revanche, j'ai parfois été déçu par certains de 
ses disques J'étais donc curieux, pour ne pas dire impatient, de ce 
que j'allais entendre

Il fait finalement son entrée en veste-blouson, l'air assez 
dilettante, et attaque une première sonate de Schumann (chef-d'uvre 
d'entre les chefs-d'uvre) presque orgiaque ! Le thème de 
l'introduction est joué avec colère  et même des sonorités 
(volontairement !) dures , puis nous aurons droit à tout un 
kaléidoscope d'humeurs, usant d'une palette pianistique proprement 
hallucinante. On aurait pu craindre, avec de tels risques pris, une 
déstructuration rédhibitoire dans cette sonate connue pour être si 
difficile à faire tenir debout, mais il n'en est rien : autant un 
Kissin, entendu dans la même uvre il y a quelques mois, se perdait 
littéralement à force de tenter tout et n'importe quoi (avec, en 
plus, des sonorités  involontairement !  dures), autant Berezovsky 
impose jusqu'à ses plus folles extravagances avec une autorité 
musicale confondante. Un jeu supérieurement inspiré, très lyrique, 
mais aux antipodes de tout « esthétisme »  défaut de Nelson Freire 
s'il en est La première partie se termine par la toccata, (presque) 
au même niveau.

Je suis tout remué, enthousiaste, tandis que je me rends à la buvette 
retrouver de vieilles connaissances de la capitale, et là, tout de 
suite, je suis accueilli par un : « qu'est-ce qu'il cogne, tu ne 
trouves pas ? » qui me laisse interloqué Et un autre de 
renchérir : « c'est pas de sa faute, c'est un moujik ! » (?!?) 
Misère, misère Mais avaient-ils seulement écouté quelque chose, tout 
à leur déception d'avoir été privés de leur « idole » brésilienne ? 
En tout cas, j'ai bien vite renoncé à ferrailler  ça n'en valait 
vraiment pas la peine , d'autant que j'aperçois subitement, juste à 
côté de nous, en train de discuter calmement, incognito, nos deux « 
inséparables », mes « idoles » à moi : Lugansky et Rudenko ! Je ne 
les avais pas vu arriver au début du concert, mais ils sont 
évidemment bien présents, Lugansky toujours aussi royal (il se dégage 
décidément de cet homme une sorte d'« invulnérabilité » 
impressionnante), et Rudenko, qui à coté fait nettement plus « 
peuple », avec son polo rayé tout froissé et sa cigarette au bec 
(celui-là cache vraiment bien son jeu !) Ils parlent en tout cas 
manifestement de musique, Nikolaï, très pince-sans-rire avec ses 
petites lunettes, étant en train de mimer avec ses mains des phrasés, 
à la grande joie de Vadim qui a l'air de beaucoup s'en amuser Mais 
je ne les « espionne » pas trop longtemps, et m'en vais vite 
retrouver ma place dans l'amphithéâtre. 

Aujourd'hui, c'est le jour de Boris, et la seconde partie sera 
consacrée à Chopin : les deux premiers scherzos et les études op. 10, 
rien que ça  je rappelle qu'il s'agit d'un remplacement impromptu de 
dernière minute Berezovsky serait-il un peu provocateur (ce qui ne 
m'étonnerait pas) ? En tout cas, après avoir « effrayé » 
l'assistance avec son Schumann tellement personnel et « moderne » (il 
ne nous a épargné aucune dissonance !), il va nous offrir le Chopin 
le plus incontestable qui soit, de quoi faire taire une fois pour 
toutes la cohorte de ses détracteurs présente dans les travées (j'ai 
bien fait, moi, de rester calme pendant l'entracte) Passe encore 
pour les scherzos, certes fantastiques (dans tous les sens du terme), 
mais non sans encore quelques « excentricités » (comme par exemple 
ces montées jouées pianissimo  et un « vrai » pianissimo !  dans 
l'op. 20) Les études, elles, en revanche, sont indiscutables ! 
Jamais je crois je n'ai entendu mieux, même sur disque. Dès les deux 
premières en fait, l'affaire est entendue : ça chante de façon 
éperdue sans jamais que la mélodie ne soit sollicitée pour elle-même, 
on a l'impression d'entendre ce qui se passe dans les « entrailles » 
de la musique, c'est inouï. La quatrième n'a jamais semblé aussi « 
facile », la « négresse » est un petit poème qui se termine en feu 
d'artifice, la sixième, la neuvième, ou encore la onzième nous tirent 
des larmes, jusqu'à la « révolutionnaire » finale, dont les gammes « 
roulent » tout en nous racontant des histoires merveilleuses C'est 
fabuleux ! Berezovsky est en fait d'une telle décontraction qu'il 
peut sortir les sonorités qu'il veut et moduler les phrases 
complètement à sa guise, au gré d'une inspiration qu'on devine 
inépuisable (car il n'y avait finalement pas tant de choses que ça en 
commun entre les deux parties du programme) J'ajoute une dernière 
grande qualité  et peut-être aussi la plus rare : il n'y a aucun 
volontarisme Mais alors strictement aucun ! On a réellement 
l'impression que le bonhomme ne veut rien, qu'il joue de la musique, 
un point c'est tout Que ça plaise ou pas, que son interprétation 
soit « orthodoxe » ou pas, ça ne semble pas être son problème ! Voilà 
un homme libre !

Après ce programme dantesque, même si j'imagine qu'il aurait pu, 
malgré un investissement physique qu'il ne ménage guère, encore 
enchaîner presque tranquillement avec l'op. 25 s'il l'avait voulu, 
nous n'eûmes droit qu'à deux bis, qu'il annonça lui-même, en 
français : « deux Rachmaninov, très nostalgiques » (il stoppa du 
reste immédiatement de la main les applaudissements spontanés qui 
retentirent entre les deux préludes, comme pour rappeler qu'il avait 
bien dit deux !) Et ce fut tout Lors de la séance de signatures, on 
trouvera René Martin tout excité, qui clamait à qui voulait 
l'entendre que cet homme était un génie (il faut dire qu'il lui avait 
bien « sauvé la baraque » : pour un remplacement, c'était pas mal !) 
Quant à moi, je n'ai heureusement plus entendu prononcer le nom de 
Nelson Freire

Bien qu'il fût assez tard, je n'ai pu m'empêcher en rentrant de 
ressortir le disque des études que Berezovsky a enregistré tout 
jeune, il y a maintenant dix ans. Eh bien, force est de reconnaître 
que ce n'est pas si mal ! Je dois même dire que je comprends beaucoup 
mieux aujourd'hui l'esprit de toutes ces choses qui me déplaisaient à 
l'époque Certes, je continue de croire que ce qu'il a fait l'autre 
jour, dans l'ensemble, était encore un cran au-dessus (un peu plus de 
stabilité rythmique) ; néanmoins, après quatre ou cinq nouvelles 
écoutes, je suis bien en peine maintenant d'opposer à ce disque un 
concurrent qui, sur la longueur, lui soit vraiment supérieur Comme 
quoi .

Le lendemain, jeudi 8 août, on restait dans Chopin avec à 18 heures 
le récital d'un tout jeune Coréen de dix-huit ans, récent vainqueur 
du concours Long-Thibaud : Dong-Hyek Lim. Ainsi va la Roque : un 
Coréen coincé entre Berezovsky et Lugansky  à venir le soir même 
Dieu sait que je n'ai pas vraiment d'a priori favorable envers les 
asiatiques dans la musique classique Eh bien, preuve que tout 
arrive : le Chopin de ce garçon, doté d'une « vraie » technique, 
avait pas mal de classe, des lignes toujours très bien tenues, et une 
tension constante. Jamais on n'avait le sentiment qu'il y avait 
quelqu'un derrière son dos pour lui souffler quoi faire : à 
l'évidence ce jeune homme sait où il va  et il ne fait pas n'importe 
quoi. Beaucoup de fougue, un style très conquérant, mais aussi un 
beau lyrisme, ainsi que quelques subtilités rythmiques de très bon 
goût (par exemple dans les mazurkas op. 59). Alors certes, le second 
scherzo ne faisait pas vraiment oublier celui de la veille  il lui 
reste encore une certaine marge ; et les préludes (n° 13 à 18) 
constituaient une suite seulement honorable pour douze premiers 
entendus l'avant-veille (avec Rudenko). Mais pour ce qui est de la 
troisième sonate, j'ai franchement déjà entendu pire  et souvent 
même (suivez mon regard par exemple vers un récent disque Decca 
recouvert de prix) Même si j'aime le premier mouvement un peu plus 
lent, avec davantage de drame, j'ai tout écouté, très concentré, sans 
en perdre une note  et sans jamais penser à aucune des grandes 
références discographiques. 

D'accord, il manque (encore) à ce petit Lim une véritable identité 
sonore ; il n'a pas, pour l'instant, cette capacité de procurer une 
émotion avec une simple note. C'est un piano qui reste un peu « 
clair ». Son Largo de la sonate gagnera ainsi probablement en 
profondeur au fil des ans. Mais bon, il a beaucoup d'autres 
qualités ! Des qualités (et des défauts) typiques de la jeunesse
En bis, après encore deux Chopin, dont une déjà longue polonaise  et 
devant l'insistance de la foule , il revient, un peu hésitant, et 
finit par se lancer dans la Valse de Ravel, dont on sait que la 
version pour deux mains est plutôt ardue ! Dix minutes plus tard, 
c'est pourtant un triomphe, et entièrement mérité : l'enthousiasme et 
la fraîcheur juvéniles, bien présents, n'ont jamais pris le pas sur 
l'essentiel, la clarté ne fut jamais prise en défaut, la progression 
a été fort bien menée jusqu'à la fin, quant à la réalisation 
proprement dite, elle fut impeccable  et même impressionnante ! 
Bravo !

Je vous livre quand même pour finir ce que nous apprenait le 
programme : ce petit Coréen a été envoyé à Moscou dès l'âge de dix 
ans, et a fait pratiquement tout son cursus au conservatoire 
Tchaikovsky Ceci explique peut-être cela !

Le temps d'avaler un délicieux tajine au restaurant marocain, 
toujours aussi bondé malgré l'absence de Martha cette année (le 
patron est confiant, elle reviendra  et bien sûr toujours chez 
lui !  dès l'an prochain), nous nous apprêtons à retrouver Lugansky 
(avec jamais que trois jours de retard pour ce qui me concerne)
Le programme cette fois tranche avec celui des années précédentes : 
Mozart, Beethoven, Brahms et Wagner/Lugansky. À part Mozart, il n'y a 
là que du nouveau pour moi sous ses doigts, et je ne suis d'ailleurs 
pas sans quelque inquiétude  surtout pour Beethoven La réponse (et 
quelle !) ne tardera guère  ça m'apprendra à douter !

Mais d'abord Mozart : je n'avais jusqu'alors entendu qu'une seule 
sonate  une des premières, je ne me souviens plus exactement 
laquelle , au théâtre des Champs-Élysées il y a quelques années, et 
j'avais déjà trouvé ça extraordinaire. Cette fois-ci, ce sera la 
dernière (K.533/494), en fa majeur, sans doute ma préférée d'entre 
toutes Lugansky entre sur scène pour une fois à l'heure dite (direct 
sur France-Musiques oblige), l'attitude toujours aussi princière  il 
semble vraiment évoluer dans un monde auquel nous n'avons accès que 
par son intermédiaire Dès les premières notes (signature des plus 
grands s'il en est  on peut pour le coup parler ici d'identité 
sonore !), je sens que la soirée va être mémorable : il y a dans ce 
Mozart tout ce que j'aime ! Toujours cette caractérisation extrême 
qui est le signe distinctif du pianiste, mais ce qui frappe surtout 
ici, c'est cette tension de tous les instants, et ce souci constant 
des phrases longues. Strictement rien de décoratif, mais de la 
conduite, du chant  et le tout naturellement sans aucune lourdeur 
Quel art des liaisons (plutôt que du legato), quel contrôle du son, 
quelle noblesse ! Si après ça il se trouve encore des gens pour 
contester à Lugansky le statut de pianiste majeur de notre époque, 
c'est vraiment à désespérer

En tout cas, allez savoir pourquoi, mais j'étais à ce moment précis 
déjà nettement moins inquiet quant à l'« Appassionata » à venir et 
j'avais bien raison ! Car il n'a pas fallu bien longtemps pour que 
Lugansky installe ce « cadre » indestructible qui fait les grandes 
interprétations beethovéniennes  quelques mesures en fait ont suffi. 
Qu'est-ce que ça m'a fait plaisir ! Je ne sais plus qui a écrit que 
cette sonate était « un torrent de feu dans un lit de granit », mais 
c'était exactement ça : nous avions d'emblée eu le granit, le feu 
n'allait pas tarder Aucune agitation plus ou moins extérieure pour 
autant, rien d'« électrique », pas l'ombre d'un effet, mais une 
puissance souterraine qui faisait surface par vagues successives 
Formidable !

Me voilà tout bouleversé devant cette « révélation » : Lugansky, en 
fait, est un grand classique ! Un grand classique qui joue 
Rachmaninov comme un dieu (à moins que Rachmaninov ne soit lui-même 
profondément classique  ce qui est finalement fort possible) Si 
j'ai mis tellement longtemps à m'en rendre compte, c'est que je l'ai 
entendu au tout début jouer Chopin de façon extraordinaire (en 
Avignon)  or Chopin est le compositeur le moins classique de tous 
Mais depuis, la chose m'apparaît de plus en plus évidente : Lugansky 
n'est sans doute pas un chopinien « naturel »

Pendant l'entracte, les rôles sont inversés : c'est cette fois Boris 
Berezovsky qu'on retrouve au milieu des spectateurs, tranquille, 
détendu et souriant, en train de discuter avec probablement son père 
(j'ai du moins vu cet homme impressionnant  un faux air de Peter 
Ustinov se présenter à la billetterie le soir du récital de Boris, 
et asséner un « famille Berezovsky ! », teinté d'un fort accent 
russe, qui a fait tressaillir notre brave guichetier).

Intéressant de remarquer que ces deux-là (Nikolaï et Boris) vont 
s'écouter comme ça l'un l'autre. Car si tous deux ont des facilités 
surnaturelles (ne serait-ce que la mémoire), si tous deux ont été 
distingués par le concours Tchaikovsky, si tous deux enfin  ce qui 
fut probablement très déterminant  ont été les élèves « chéris » de 
deux immenses dames du piano russe (Tatiana Nikolaeva pour l'un, 
Elisso Virsaladze pour l'autre), ils n'en sont pas moins à mon sens 
fondamentalement différents, car Berezovsky, lui, n'est sûrement pas 
classique (même s'il peut très bien aussi faire « semblant » : voir 
par exemple ses deux premiers concertos de Beethoven avec Dausgaard) 
Par ailleurs, autant Berezovsky a une technique absolument innée (on 
a le sentiment que le son lui a été « donné », a priori), autant 
Lugansky, lui, a dû, on le devine, conquérir lui-même beaucoup de 
choses  ce qui n'est pas moins merveilleux quand on voit le résultat
J'en étais là en tout cas de mes « divagations »  tout en observant 
donc discrètement Berezovsky qui, dans l'intervalle, avait eu le 
temps de s'« enfiler » deux énormes esquimaux chocolat-vanille bien 
crémeux (les « poignées d'amour », c'est excellent pour la 
sonorité !) , lorsque les lumières nous rappelèrent pour la suite : 
l'op. 118 de Brahms

J'imagine qu'à la radio en particulier, certains auront pu trouver ce 
Brahms un peu trop « objectif », un peu trop éloigné des ambiances 
nordiques que d'autres y ont mises Soit. Il est exact que le tempo 
était plutôt allant, et que tout était exceptionnellement lisible. 
Mais il y avait aussi une conduite par le son, riche et dense, ainsi 
qu'une maîtrise des plans sonores et de la ligne absolument 
admirables. Un Brahms très classique, en somme Ou si l'on préfère, 
un Brahms encore conquérant !

Enfin, la transcription wagnérienne Alors a-t-on réellement été 
plongés dans l'ambiance de ce fantastique « Crépuscule des Dieux » ? 
Imparfaitement bien sûr, par la force des choses. Mais là n'est pas 
problème  il n'y avait du reste aucun problème ! Car l'objectif de 
ces transcriptions, aussi bien écrites soient-elles (et celle-ci m'a 
paru remarquable, très bien construite et avec beaucoup de force de 
suggestion), n'est plus évidemment aujourd'hui, alors qu'on possède 
tous les enregistrements qu'on veut, de faire découvrir une uvre. 
Non, cet objectif est à présent devenu d'ordre strictement « 
pianistique » : il s'agit d'exploiter les ressources les plus nobles 
de l'instrument Et pour ça, on peut le dire, on a été servis ! Quand 
je dis que Lugansky a dû conquérir des choses, on en eut là un 
exemple parfait, avec cette volonté permanente de ne surtout jamais 
laisser d'espace entre le doigt et la touche du piano ; tout ce 
qu'explique si bien Neuhaus, cette nécessité de créer une chaîne, 
sans la moindre crispation, allant du bas du dos jusqu'au bout des 
doigts, Lugansky le met en application avec une grâce et une évidence 
bouleversantes. Chaque montée d'intensité en devient organique, 
surgie des profondeurs de l'instrument Placé juste devant, n'en 
perdant pas une miette, ni avec les yeux, ni avec les oreilles, je 
peux vous jurer que c'était jouissif !

En bis, il nous joue d'abord un second moment musical de Rachmaninov, 
comme tombé du ciel (on a beau être maintenant habitué avec lui, ça 
reste toujours aussi magique !) Puis, sous les acclamations d'un 
public chaviré qui commence à taper des pieds, il revient, plus noble 
que jamais  et habité d'une espèce d'assurance indestructible ! , 
et nous sort comme ça, d'un seul geste, les mains tout au fond du 
clavier, un quatrième moment musical d'anthologie, plus rapide encore 
que dans son disque, et tout aussi chantant et modulé Incroyable ! 
Je ne peux alors m'empêcher de penser que c'est le Roi de la Roque 
qui est venu ce soir reprendre possession, seul, de son trône disons 
partagé l'an dernier avec quelques autres ! Et c'est donc ainsi « 
couronné » qu'il prend finalement congé avec une sublime Arabesque de 
Debussy, ultime hommage au pays qui l'accueille si chaleureusement 
depuis tant d'années

Lors de la traditionnelle séance de signatures, alors que Lugansky 
est très sagement attablé, tout modeste comme à son habitude (même si 
l'on devine qu'il est plutôt satisfait de sa soirée), Rudenko fait 
une courte apparition et, le sourire aux lèvres, vient lui donner une 
accolade amicale : ça lui a plu manifestement  beaucoup, même ! Ce 
mélange d'admiration et de bonheur partagé est vraiment touchant 
Quant à Berezovsky, il a pour l'heure d'autres préoccupations : une 
petite fille d'environ huit ans (sa fille ?) est blottie dans ses 
bras, accrochée à son cou, et commence à s'endormir gentiment sur son 
épaule C'est qu'il se fait tard en effet, il faut aller se coucher, 
d'autant que dès le lendemain matin

Rendez-vous à onze heures, au temple de Lourmarin, pour le Ludus 
Tonalis d'Hindemith ! Eh oui, Berezovsky est le pianiste que rien ne 
rebute : après les études d'exécution transcendante de Liszt (que je 
n'ai pu entendre car elles se déroulaient à la même heure que le 
concert de Sokolov  et dont tout le monde a fait le plus vif 
éloge), après le remplacement que l'on sait (et avant une soirée à 
deux pianos), il s'offre ce matin un petit réveil tonique ! Je 
m'installe dans le temple juste à temps (c'était jour de marché à 
Lourmarin : impossible de se garer, ni même de se déplacer à pied), 
et le voilà qui tout de suite entre en scène, en bras de chemise, 
parfaitement décontracté. J'ai à peine le temps de remarquer qu'il y 
a micros et même caméra (effet pervers des quotas de musique 
classique : diffusion prévue la nuit, on ne sait pas quand, sur la 
télévision publique française !), et ça débute.

Berezovsky a certes la réputation d'avoir dans les doigts les trois-
quarts de l'entière littérature pianistique (et d'être capable de 
déchiffrer au pied levé le dernier quart !), il utilise quand même 
ici la partition, à l'image de Richter qui lui aussi s'est amusé à « 
infliger » ce corpus aride au public à la fin de sa vie  je possède 
même le disque Osons le dire : ça a beau ne durer qu'une heure, 
cette succession de fugues et d'intermèdes, sans tonalité affirmée, 
finit par fatiguer (c'est un peu la même sensation  en pire !  
qu'une accumulation de pièces en mineur) Néanmoins, impossible de 
s'ennuyer une seule minute devant ce piano-là Berezovsky nous a en 
effet offert des sonorités incroyables, inouïes (on en aurait presque 
oublié Sokolov, qui avait pourtant profondément imprégné les murs de 
ce temple) Voilà qu'il « pose » simplement ses mains sur le piano, 
et les doigts « tombent », avec tout le poids du corps derrière eux 
Résultat : des pianissimos venus d'ailleurs, majestueux De même, les 
forte sont d'une plénitude à donner le vertige ! Enfin, dernier 
enseignement important de ce concert : même si toutes ces fugues 
furent parfaitement conduites, sans le moindre défaut de lisibilité, 
on devine quand même Berezovsky avant tout guidé par l'harmonie ; en 
voilà un qui s'écoute, un qui joue d'abord avec ses oreilles Plus du 
reste je repasse par exemple son disque des études de Chopin, et plus 
cela m'apparaît nettement : c'est comme si avec lui le phrasé 
naissait de l'instant, en fonction des harmonies précédentes
Aucun bis ce jour-là (malgré les deux grosses glaces de la veille au 
soir, il devait avoir faim !) Ce ne fut pourtant pas faute 
d'applaudissements  ce qui aura le don de l'amuser mais non : il 
restera absolument inflexible, et nous laissera partir avec Hindemith 
dans les oreilles  et rien qu'Hindemith ! Pas la moindre petite 
sucrerie en ré majeur pour nous récompenser après toutes ces fugues 
atonales ! C'est quand même dur, la vie de festivalier.

J'ai dû par conséquent me rabattre ce midi sur des nourritures 
beaucoup plus terre-à-terre (heureusement, il y a de bonnes sucreries 
aussi dans ce monde-là), et, après une digestion passée dans la 
superbe forêt de cèdres qui jouxte Lourmarin, retour à la Roque à 18 
heures pour Vahan Mardirossian, un jeune Arménien installé en France 
depuis près de dix ans, et dont un récent disque Schubert (qui ne m'a 
personnellement guère marqué) a eu bonne presse ici. Allais-je revoir 
mon jugement à la hausse ? Hélas.

Les impromptus de Schubert (op. 90) défilent, sans grande faute de 
goût, assez bien caractérisés, mais sans charme, sans réelle vision 
Le son en fait paraît vide (difficile aussi, il est vrai, de succéder 
ainsi à Berezovsky, surtout que nous sommes maintenant passés en 
plein air !) S'ensuit la « Vallée d'Obermann », pas mal faite mais 
qui jouée ainsi n'est qu'un morceau de concours parmi d'autres, puis 
les variations de Brahms sur le thème du premier sextuor  simplement 
plaisantes Quant aux bis, je n'en garde, désolé, pas le moindre 
souvenir.

Mardirossian est un jeune homme très sympathique, avec le visage tout 
rond, et il semble à l'évidence ravi d'être là. Il sourit sans arrêt 
(même sur scène), il salue tous ceux qui le reconnaissent quand il se 
promène avec son amie dans le parc  un modèle de jovialité ! Alors 
évidemment, si, de son Arménie natale, il était allé à Moscou à 17 
ans au lieu de venir en France, il serait je pense aujourd'hui 
meilleur pianiste  mais il aurait aussi probablement eu une vie plus 
difficile ! C'est pourquoi, à le voir heureux comme ça, je me dis 
que, finalement, il a sans doute fait le bon choix

Le soir, c'est au tour de Richard Goode (Mozart, Debussy, Beethoven 
et Schubert). Sensation bizarre : celui-là, je sais que je l'ai déjà 
entendu il y a quelques années ici même (Bach, Chopin, et l'op. 111 
de Beethoven), je sais que je n'avais pas aimé, mais je ne me 
souviens plus du tout pourquoi Signe encourageant cependant  outre 
sa flatteuse réputation : je croise « papa » Berezovsky (le fiston ne 
doit pas être loin), ainsi que nos deux compères Lugansky et Rudenko, 
qui ne se quittent toujours pas, et qui vont s'asseoir, toujours 
discrètement, à mi-hauteur des gradins, sur le coté droit.
Malheureusement, dès les premières mesures, c'est la consternation : 
mais comment diable Lugansky peut-il supporter d'entendre ce Mozart  
cette même sonate qu'il a interprétée la veille !  ainsi (mal)
traité ? Quelle grandeur d'âme ! Car là où Lugansky magnifiait 
l'écriture, allongeait ses phrases avec une grâce infinie et créait 
en permanence de la tension, Goode enchaîne des motifs, simplement 
jolis, et tombe dans toutes les « facilités » mélodiques possibles et 
imaginables. Quand Lugansky caractérisait, Goode morcèle Alors bien 
sûr le son n'est pas mauvais  ce n'est pas un quelconque élève de 
conservatoire , mais quelle complaisance ! Certes la musique de 
Mozart est grande, mais ce n'est pas une raison pour l'exploiter et 
la rabaisser ainsi ! Bien pénible entrée en matière

Suivent quatre préludes de Debussy qui eux m'ont convaincu (mais il 
faut que je confesse que je n'aime pas vraiment Debussy, et qu'il est 
très rare que je le trouve mal interprété  preuve supplémentaire ce 
soir) Il y eut de belles sonorités, avec un réel effort pour jouer 
avec tout le corps, c'était tout à fait suggestif  rien à dire
Les ennuis reprennent hélas avec « Les Adieux » de Beethoven : 
toujours cette même propension à couper les phrases, à hacher le 
propos, à choisir toujours la voie la plus « facile » : il y a ainsi 
sans arrêt des notes « pivot », et d'autres qui semblent n'être que 
des « faire-valoir » Je lis dans le programme que Goode est « un des 
plus grands représentants actuels de la musique de Beethoven » Voilà 
qui serait inquiétant  heureusement que c'est faux ! Je rajouterai, 
sur un plan plus purement pianistique, que le « retour » de ces « 
Adieux », certes noté vivacissimamente (rien que ça !), n'était pas 
exempt de « trucs » : ça « glissait » même allègrement (c'est-à-dire 
que des notes étaient jouées sans l'être vraiment pour elles-mêmes)
Je passe sur la sonate de Schubert (D. 959) qui succédait à 
l'entracte, et qui semblait n'être là que pour assurer à notre 
pianiste (grâce à son célébrissime Andantino) le succès escompté  ce 
qui ne manqua pas En bis, je ne me souviens que du mouvement lent du 
concerto italien, et ce n'était pas franchement meilleur que le 
reste  au contraire, même

Juste encore deux remarques, pour en finir avec cette soirée :
D'abord une note « plaisante » : bien que les ayant plus ou moins 
cherchés (ça m'intriguait, quand même !), je n'ai vu à l'entracte ni 
Lugansky, ni Rudenko. Et, sauf erreur, ils n'occupaient plus lors de 
la seconde partie les places qui avaient été les leurs pendant la 
première (je sais, c'est pas bien de cafter)
Enfin, une note plus triste : en sortant, j'entends deux dames 
discuter (je précise que ça aurait aussi bien pu être des 
messieurs), et l'une finit par confesser à l'autre que la sonate de 
Mozart du jour l'avait beaucoup plus touchée que celle de la veille 
Eh oui ! Ça me fait mal aussi d'entendre des choses pareilles mais, 
en y réfléchissant bien, c'est assez logique finalement, car 
l'interprétation de Goode visait exactement à cela : plaire (non 
par « racolage », mais par « simplification »)

Nous arrivons au samedi 10 août. Comme j'ai séché cette fois-ci la 
séance hindemithienne du matin (avec un certain Toros Can), vous me 
pardonnerez de passer directement au soir : Angelich dans les Années 
de Pèlerinage (l'intégrale, toujours sans Venezia e Napoli). Tout 
d'abord, rappel des faits : l'an dernier, même lieu, même heure, même 
interprète, même programme ; et si j'étais resté assez sceptique face 
à la première année, la suite, par contre, m'avait enthousiasmé.
Eh bien rien de tel cette fois-ci : c'est magnifique dès le début ! 
Je suis même à présent convaincu que l'« amélioration » est objective 
(un ami qui m'accompagnait l'an dernier et qui a ce samedi écouté la 
retransmission radio me l'a confirmé) D'ailleurs, Angelich a 
reprogrammé durant cette saison cette première année « suisse » 
isolément (par exemple à Toulouse), et l'interprétation en est 
devenue à l'évidence beaucoup plus mûre et aboutie.

S'il y a donc toujours la même partition sur le pupitre, Angelich 
prend en revanche bien davantage son temps, et il habite les silences 
avec un art admirable, il parle Nous sommes réellement confrontés à 
une musicalité rare, exceptionnelle La « Vallée d'Obermann » par 
exemple, qui m'avait paru si « poussive » la première fois, atteint 
ici un sommet d'inspiration (comparé à Mardirossian la veille !) : 
très lente, lentissime même, mais idéalement caractérisée, c'était 
comme si on explorait pas à pas un territoire inconnu (le fait 
qu'il « lisait » renforçait d'ailleurs cette sensation). C'était une 
histoire extraordinaire qui nous était contée, l'histoire de la 
musique peut-être  à moins que ce ne soit la propre vie de Liszt Et 
ça a continué comme ça, sans que je remarque la moindre chute de 
tension, jusqu'à la « Dante sonate » (incluse !) Après cette 
performance, Angelich paraît comme « ivre » (à l'image de l'an 
dernier, il marche « en apesanteur »  et semble même être en peine 
de trouver la sortie de scène !) Quant à moi, par moments, je m'étais 
dit que ce diable de Liszt avait écrit la plus belle musique qui soit
C'est donc l'heure du second entracte ; et c'est hélas aussi le 
moment que choisit le vent, raisonnable jusque-là, pour se renforcer 
dans des proportions préoccupantes Est-ce la seule cause de ce qui 
va suivre ? On ne le saura jamais. Toujours est-il que le jeu de 
notre pianiste s'est ensuite comme délité ; en quelques minutes, la 
magie s'était envolée : exactement l'inverse de l'an dernier (comme 
s'il avait cette fois-ci démarré trop tôt !) Jamais on ne retrouvera 
ce dépouillement qui progressivement gagne, cet adieu à la mélodie, 
cette désolation apaisée qui avaient envahi l'an dernier toute cette 
troisième année Angelich semble avoir « lâché le morceau », 
mentalement, et du coup des défauts « pianistiques » réapparaissent : 
on réalise mieux alors combien il compense en fait en temps normal, 
par des qualités musicales admirables, une technique qui est quand 
même à la base de nature « digitale ». Dès lors donc qu'il se laisse 
un peu aller (mais comment il est vrai chercher des sonorités et 
faire parler les silences au milieu des bourrasques  sans parler du 
froid?), tout retombe d'un cran et la crispation, toujours sous-
jacente chez lui  Angelich est bourré de « tics » de relaxation ! , 
engendre à nouveau platitudes et duretés
Sûrement s'est-il plus ou moins rendu compte de la situation et, du 
coup, la fin « optimiste » de l'an dernier (un sublime andante de 
Mozart en bis) a laissé place à une fin beaucoup plus pessimiste, 
fermée : reprise  pas meilleure du reste  de la dernière pièce, le 
Sursum corda.

Je précise que mon diagnostic sur cette fin de soirée a été plus ou 
moins corroboré par les trois personnes qui étaient avec moi  et 
complètement confirmé par cet ami qui m'avait accompagné l'an dernier 
et qui était cette fois à l'écoute de France-Musiques Je dis juste 
ça car une baisse de vigilance  coupable !  de ma part aurait fort 
bien pu se produire.

Cela dit, les innombrables merveilles des deux premières heures 
suffisent amplement, vous vous en doutez, à « sauver » un récital qui 
appelle évidemment les plus vives louanges.

Peu de chances de quitter les sommets le jour suivant avec la nuit 
quatre mains  deux pianos. Je dirai même qu'il y avait une (forte) 
éventualité de grimper encore quelques marches vers les cimes avec le 
premier concert : Lugansky et Rudenko ! 
Certes, il y avait encore du vent. À Marseille, c'était même la 
tempête, ce qui dans l'après-midi m'a fait craindre le pire. Mais 
heureusement, comme par miracle, le soir à la Roque, c'était 
supportable : le bruit de fond se fit vite oublier, seules par 
moments deux-trois rafales m'ont un peu distrait Rien de dramatique, 
cependant.

Quinze jours après, je ne trouve par conséquent qu'une seule vraie 
critique à formuler : c'était trop court !
Ça débutait par une sonate de Poulenc comme Poulenc lui-même, sans 
doute, n'a pas eu la chance d'en entendre Certains critiques 
français  qui ont un dogmatisme opposé au mien !  oseront peut-être 
reprocher (j'ai déjà lu un papier allant dans ce sens) les dérives « 
prokofieviennes », voire « rachmaninoviennes » de ce Poulenc Je 
prétends moi que si Poulenc n'a jamais conçu son uvre ainsi 
interprétée (ce qui est probable), c'est uniquement qu'il n'avait pas 
à sa disposition de pianistes du calibre de ces deux-là ! Un point 
c'est tout ! Dans ce domaine, je n'en démords pas, la mariée n'est 
jamais trop belle En effet, on entendait tout, la structure était 
limpide, c'était souple, profond, pas du tout dépourvu d'esprit  
qu'est-ce qu'on veut de plus ? Il est écrit quelque part que la 
musique française doit impérativement être jouée du bout des doigts, 
de façon sèche et ennuyeuse ?

Vient le tour de la seconde suite de Rachmaninov (Lugansky est 
toujours à gauche, de « mon » coté). Inutile de trop s'étendre sur 
cette interprétation : peut-être peut-on faire mieux  sûrement même 
 mais comme je suis personnellement bien incapable de concevoir ce 
qu'il y aurait à améliorer J'ai pensé un instant que la valse  le 
second mouvement  était un peu rapide (l'ont-ils jouée si vite l'an 
dernier ?), mais comme ça semblait tout aussi « évident » à ce tempo-
là D'ailleurs, comme s'ils avaient voulu me convaincre 
définitivement, ils ont repris cette même valse en bis, toujours 
aussi vite, mais cette fois-ci sans partition  ce qui dit bien la 
maîtrise de nos duettistes Sans davantage de failles que la première 
fois, cela va sans dire.

Juste un mot sur le spectacle purement visuel, à lui seul fascinant : 
Lugansky, très concentré comme d'habitude, fait admirer sa 
traditionnelle mécanique pianiste, formidablement huilée ; 
décontracté au maximum, souverain, il colle au clavier, tout est 
maîtrisé  c'est impressionnant. De l'autre côté, j'observe alors 
Rudenko  dont bien sûr je ne vois pas les mains , et lui ondule 
légèrement des épaules, et c'est tout ! Il a l'air tellement 
tranquille que je me demande presque où est passée sa cigarette 
(qu'il ne quitte guère au « civil ») ! Car il faut vraiment qu'on 
entende qu'il sort de son piano des choses tout aussi stupéfiantes 
que de celui de Lugansky pour se persuader qu'il est bien en train de 
jouer.

Pour la Valse de Ravel qui suit, le « doute » n'est plus permis : ils 
changent de place et effectivement, Rudenko ne fait pas semblant. Il 
joue. Et de quelle façon ! Cet homme est en caoutchouc : il malaxe 
les touches, ça rebondit de partout, quel numéro ! Quant à 
l'interprétation Les « fantômes » du début, le charme un peu 
vénéneux du premier thème de valse, le vertige né de ses 
métamorphoses au gré des crescendos successifs, jusqu'au paroxysme 
final  il y avait tout ; et dans une réalisation d'une précision 
confondante et d'une plénitude sonore luxuriante !

L'acclamation qui suivit allait de soi. En bis, la « Jamaika Rumba » 
de Benjamin (que je n'avais jamais entendue et que j'ai prise pour du 
Darius Milhaud), puis donc la reprise du Rachmaninov  par cur
Ce qui est vraiment extraordinaire avec ce duo  et ce qui le rend à 
mon avis unique , c'est, certes, qu'il rassemble deux des tous plus 
grands pianistes du moment (deux copains en plus), mais surtout qu'il 
est formidablement complémentaire  même si les deux sont, c'est 
nécessaire, stylistiquement assez proches : avec deux Lugansky, ou 
deux Rudenko, je suis sûr que ce serait moins bon. Lugansky apporte 
en effet la rigueur, la caractérisation, mais aussi de la tenue et du 
charme, tandis que Rudenko ajoute de l'élasticité, de la rondeur, du 
fantasque, voire un certain détachement Une alliance qui, 
assurément, n'est pas prête à être supplantée !

Après une pause, ce sera ensuite au tour de Brigitte Engerer, avec 
Berezovsky Dans un programme sous-titré « une nuit à l'opéra » Eh 
oui, ce brave Boris nous aura tout fait ! On était en tout cas 
tranquillement en train d'attendre que ça démarre lorsque soudain 
Rudenko surgit, tout agité, devant les gradins (il a remis sa tenue 
de plage, sa tenue de camouflage) ; il échange alors quelques mots, 
en russe, avec quelqu'un dans les tribunes, puis s'éloigne, d'un pas 
pressé (il court comme il joue : un gros chat !) ; une minute plus 
tard, il revient en « traînant » derrière lui son cher Nikolaï, tout 
beau tout propre  et à l'évidence un peu gêné de se faire ainsi 
remarquer (car si Rudenko passe sans problème inaperçu, Lugansky, 
lui, se fait immédiatement applaudir : c'est une star !) Et les voilà 
qui viennent s'asseoir, pour une fois devant, au deuxième rang (je 
suis juste quatre sièges plus à gauche) Ça peut enfin commencer
Pour les extraits de « La Belle au bois dormant » de 
Tchaikovsky/Rachmaninov, c'est Engerer qui est en haut. Que dire ? Un 
style quelconque (pour ne pas dire pas de style du tout), des 
sonorités assez métalliques On retombe de haut ! Berezovsky, dans 
les basses, se contente d'assurer (fort bien) le service minimum, 
sans apparemment se formaliser le moins du monde de ce qui se passe à 
côté de lui.

Passons donc vite à autre chose : Borodine et ses « Danses 
polovtsiennes ». Avec cette fois-ci Berezovsky à droite Et là, c'est 
extrêmement cruel pour notre sympathique Brigitte : c'est comme si on 
était passé subitement d'un mauvais Yamaha à un somptueux Steinway ! 
Tout se met d'un coup à vivre, et direction les steppes russes ! 
Finies ces duretés dans le médium et l'aigu, finie cette raideur de 
phrasé ! Engerer tente alors de s'accrocher au wagon  elle y 
parvient du reste pas trop mal , car Berezovsky, lui, se déchaîne :  
tout le parc du château est entraîné dans la danse. Les rythmes 
bondissent, acérés, sans qu'on ne sente pourtant jamais rien 
d'électrique ni de nerveux. La puissance est phénoménale, mais en 
même temps, le son est presque doux Toujours en fait ce même 
secret : la décontraction ! C'est bien simple, Berezovsky, déchargé 
qu'il est de la pédale par sa partenaire, ira jusqu'à jouer tout un 
passage les jambes croisées, étendues sous le piano  comme s'il 
était dans son salon Même si à l'évidence il se dépense, on ne sent 
pas vraiment d'effort C'est en fait tout aussi « facile » que chez 
Rudenko, mais avec sans doute une sensation de réserve de puissance 
encore supérieure

On passe ensuite à deux pianos, mais là encore, je ne suis qu'à 
moitié satisfait : sans parler du programme qui n'était pas toujours 
d'un intérêt supérieur (l'ouverture de la « Flûte enchantée » 
transcrite par Busoni, le grand duo de Thalberg sur « Norma », et 
enfin les Réminiscences de « Don Giovanni » de Liszt), ce second duo 
de la soirée est bien moins cohérent et a bien moins de classe que le 
précédent  qui, devenu spectateur, j'en témoigne, a écouté tout ça 
avec une concentration et une acuité exemplaires Reste donc le piano 
de Berezovsky, qui certes se laisse parfois un peu aller, comme dans 
le « Don Giovanni » lisztien par exemple (Lugansky, ici, aurait 
sûrement été plus « subtil »), mais qui offre aussi des moments 
géniaux, fulgurants (le début de l'ouverture de la « flûte » en 
particulier, avec un cantabile et des registrations idéales, 
exactement dans l'esprit de Busoni  mais gâchées hélas par les 
interventions prosaïques du second piano)
Un concert mitigé par conséquent, qui a confirmé les talents 
protéiformes de Berezovsky, mais qui nous a en revanche présenté une 
Brigitte Engerer malheureusement en régression (elle vit sur ses 
acquis, j'ai l'impression, et ses acquis s'épuisent)
Il y a ce soir-là une foule invraisemblable autour de la table des 
dédicaces, devant laquelle nos quatre protagonistes sont sagement 
installés. J'observe la scène de côté : Engerer semble la seule à 
prendre un vrai plaisir à l'exercice (il faut dire qu'elle parle 
français  ce qui aide pour discuter, et surtout qu'elle se trouve 
en bien flatteuse compagnie !) ; Berezovsky a l'air lui plutôt abattu 
(il signe pendant un quart d'heure, avachi, et avec à nouveau la même 
petite fille derrière lui, toujours agrippée à son coup J'ai 
l'impression que sa tête a déjà quitté les lieux  contrat rempli !) 
Quant à Lugansky et Rudenko, ils s'acquittent de leur tâche avec 
professionnalisme  la routine.

Longue journée lundi, puisqu'on attaque dès 16 heures, dans la petite 
enclave baptisée espace Forbin : un ami américain m'a en effet 
convaincu d'aller écouter Piers Lane, un illustre inconnu (pour moi), 
manifestement anglo-australien Le programme : des adaptations et 
transcriptions de Percy Grainger, puis une Dumka de Tchaikovsky, et 
enfin les variations sur un thème de Chopin de Rachmaninov
Lane possède une certaine virtuosité. Rien d'exceptionnel (tout est 
assez rigide) mais enfin, il a quand même des doigts. Le problème, 
c'est que stylistiquement, et pour ce qui est de la qualité du son, 
c'est du piano-bar ! Alors je veux bien que la musique de Grainger, 
ce soit ça : des adaptations plutôt vulgaires de « tubes » 
classiques Vu sous cet angle, c'était donc pas si mal. Disons que si 
j'avais entendu ça « bourré », à quatre heures du matin dans une 
cave, ça m'aurait peut-être plu Seulement là, entre Lugansky et 
Rudenko, franchement, j'ai eu plus de mal ! Autre problème : passe 
encore pour Grainger ; l'ennui, c'est que notre homme a joué 
Tchaikovsky et Rachmaninov en gros de la même manière ! Et 
malheureusement, c'était même pas drôle : jamais pour tout dire ces 
variations de Rachmaninov ne m'ont paru aussi longues
J'ajouterai que j'ai eu beau faire la grève des applaudissements (car 
il faut quand même bien instaurer un minimum de hiérarchie !), le 
bougre est parvenu à donner trois bis Interminable !

Je fais donc d'urgence une petite promenade dans le parc pour m'aérer 
un peu les oreilles  il fallait bien ça , et très vite arrive 
l'heure du récital suivant : Vadim Rudenko !
Malheureusement, celui-là n'a toujours pas droit à un « vrai » 
récital, en nocturne. On se souvient que l'an dernier, il avait déjà 
joué à cette heure-là  et déjà par jour de Mistral (soit les pires 
conditions possible) Eh bien cette année, je crois que ce fut pire 
(si c'est possible) : de tous, il est celui qui a eu à subir, et de 
loin, le vent le plus violent (une vraie tempête, plus encore que le 
soir de la nuit Liszt avec Angelich). Alors je sais bien qu'au même 
moment la moitié de l'Europe était sous les eaux  nous n'étions 
finalement pas si mal lotis , mais il n'empêche que ça m'a quand 
même fait râler. C'était vraiment pas de chance. Enfin
En tous les cas, comme il était absolument hors de question que je 
manque des choses importantes, bien que muni d'une place en temps 
normal excellente, je décidai de m'incruster au premier rang, tout en 
face des mains, juste à côté en fait du président du festival (que je 
saluai d'un « Bonjour Monsieur le président ! »  ça fait toujours 
plaisir !) Par chance personne ne viendra m'en déloger J'ai donc en 
fin de compte très bien entendu, ce qui n'a malheureusement pas été 
le cas de tout le monde. Car Rudenko, comme il se doit, n'a pas 
cherché à compenser ces conditions exécrables en forçant le son. Au 
contraire même : comme on se fait souvent davantage entendre, au 
milieu d'un brouhaha, en parlant faiblement, il a choisi d'attaquer 
ses préludes de Chopin avec beaucoup de douceur, beaucoup de 
subtilité, beaucoup d'élégance. Ce n'était certes pas 
fondamentalement différent de ce qu'il avait fait quelques jours plus 
tôt à Séguret  on retrouvait ce coté très « elliptique »  mais j'ai 
trouvé qu'il y avait quand même plus de conduite, un soin apporté à 
l'unité du cycle plus marqué (il est vrai que cette fois-ci, il 
jouait l'intégralité). En vérité, c'était extrêmement proche, pour 
ceux qui la connaissent, de la (rare) version de Gilels (à Leningrad 
en 1953) : mêmes transitions, même respiration, même naturel Tout 
comme Lugansky du reste n'était l'autre soir pas si éloigné de l'« 
Appassionata » de studio, de 1973 À noter pour finir juste deux-
trois « canards » à la main droite dans le dix-neuvième prélude  
dont « on se tape » toujours autant !

Vient ensuite un impromptu de Schubert (le troisième de l'op. 142  
celui à variations). Je n'aime pas trop en général les impromptus de 
Schubert en concert ; je trouve ça un peu « facile » Eh bien celui-
ci restera pourtant comme un des tous grands moments de ce festival : 
j'ai adoré ! J'avais même oublié que cette pièce était si belle. Du 
coup, je l'ai réécoutée en rentrant (par Fischer, Schnabel, Lupu, 
Zimerman, etc.), mais j'ai à chaque fois été déçu ! Il y avait en 
effet chez Rudenko une façon d'être profond s'en s'appesantir, ainsi 
qu'une sophistication extrême, mais toujours classique  c'était 
merveilleux.

Enfin, les variations Paganini. J'ai d'abord été déçu, car je pensais 
qu'il jouerait à la Roque le cycle complet, or, comme à Séguret, il 
n'a donné que le second cahier. Cependant, difficile d'être déçu 
longtemps quand on entend ce qu'on a entendu C'était tout à fait 
dans le même esprit, mais mieux « fini » encore que la semaine 
précédente, plus concentré. Et toujours cette sensation incroyable : 
il va certes au fond des choses, au fond du clavier, techniquement, 
c'est très profond, mais on a pourtant la sensation que tout est 
aérien Les variations s'enchaînent, comme des ovnis, et puis c'est 
fini ! Rapidement fini pour de bon d'ailleurs, car autant le récital 
précédent de Piers Lane m'a semblé durer mille ans, autant celui-ci 
est passé comme un éclair.

J'ai applaudi et applaudi encore, aussi fort que j'ai pu 
(malheureusement, étant au premier rang, je ne pouvais faire vibrer 
les gradins avec les pieds !), mais Rudenko n'a hélas été rappelé que 
deux (petites) fois : honte au public ! Nous eûmes donc droit à 
nouveau au Bach-Siloti (toujours sans reprise, mais peut-être encore 
plus sublime), puis à une pièce virtuose inconnue de moi (sans doute 
une étude, peut-être anglo-saxonne)
Je quitte l'endroit en tout cas avec une nouvelle certitude (enfin, 
pas tout à fait nouvelle quand même) : j'adore ce Rudenko !
Lors de la séance de signatures, après avoir félicité le héros, 
j'interpelle René Martin et le supplie de programmer enfin ce 
bonhomme l'année prochaine à 21 heures 30  et de convoquer ce jour-
là une belle soirée d'été sans vent ! M'écoutera-t-il ?

Après un charmant repas (un pique-nique dans le parc, bien à l'abri 
du vent derrière un des 365 platanes qui bordent les allées), je 
suis d'excellente humeur, mais la soirée qui se prépare débute 
pourtant par un mauvais présage : je découvre en effet en 
réinvestissant la foule la même engeance qui, cinq jours plus tôt, 
s'était déplacée pour Nelson Freire. Elle a cette fois été attirée 
par Arcadi Volodos.

Toujours la même connaissance parisienne (qui trouvait que 
Berezovsky « cognait »), m'annonce alors que ce phénomène (Volodos) 
serait le nouvel Horowitz. Je lui réponds bien sûr que j'espérais que 
c'était vrai, mais qu'il aurait quand même pu venir deux heures plus 
tôt  il était juste à côté, dans le Lubéron , car pour dix 
malheureux euros (le soir, on est plus proche des cinquante), il 
aurait pu entendre le nouveau Gilels  ce qui n'est pas mal non 
plus ! Et en plus, il était prévenu (par moi l'autre soir). Mais 
enfin

Ce Volodos, bizarrement, à part une broutille entendue un jour à la 
radio dans la voiture, je ne le connaissais que par les écrits que 
j'avais lus sur lui. Je n'ai même jamais acheté un seul de ses 
disques  un pressentiment ? Cela dit, je n'excluais pas du tout que 
ce fût effectivement exceptionnel (j'aime beaucoup Horowitz aussi !), 
et j'étais prêt à repartir avec une petite collection de disques  
dédicacés !  le cas échéant Je serais vite fixé
Tout d'abord, on reçoit un choc : on s'attend en effet à un jeune 
homme de trente ans  ce qu'il est ! , or il semble en avoir le 
double Une démarche d'automate, comme si le pauvre était perclus 
d'arthrose ! Il s'assoit sur une chaise, se cale bien au fond du 
dossier, et ça démarre Toute la première partie est consacrée à 
Scriabine, et même pour commencer au Scriabine « dernière manière »  
le plus ardu. La première chose que je remarque est une qualité de 
son tout à fait excellente (la technique, assurément, n'est pas « 
digitale »  et il a en plus de la chance, car le vent est en train 
de tomber complètement) Mais très vite, je sens que quelque chose ne 
va pas du tout : nous sommes dans la septième sonate (« Messe 
blanche »), et je n'y comprends absolument plus rien. J'entends un 
flot de musique, indifférencié, sans aucune caractérisation Il y a 
bien des forte et des piano, mais aucun contraste ! Certes, c'est 
fluide, mais je n'entends qu'un seul plan, et la structure des uvres 
est comme un long ruban qu'il déroule, sans fin On en vient ensuite 
à des pièces mieux connues  études, préludes  mais ça ne s'arrange 
pas du tout : il y a en plus des trivialités, c'est pas toujours de 
très bon goût  c'est en fait du Scriabine très conventionnel !
Le public semble comme sonné, groggy, et à la fin des 
applaudissements, personne n'ose se lever pour l'entracte (et 
pourtant, une petite « coupette » s'imposait !) Beaucoup en fait 
devaient se demander si c'était bel et bien fini (on ne sait jamais, 
au cas où ça aurait été seulement la fin de la sonate) Quant à moi, 
ma religion est faite : du Scriabine invertébré comme ça, c'est 
insupportable ! Malheureusement, en discutant un peu, même avec ceux 
qui avaient manifestement « souffert », je m'aperçois qu'ils pensent 
que c'est Scriabine lui-même le seul responsable L'interprétation, 
elle était forcément merveilleuse : pensez-donc, un pianiste pareil ! 
Je tombe ensuite sur une connaissance  pianiste professionnel, et 
lui demande si Volodos a bien joué les trois pièces du début, prévues 
avant la sonate (je n'ai, moi, pas su toutes les identifier) : eh 
bien il est incapable de me répondre ! Il n'a visiblement rien 
compris non plus (?!?), ce qui ne l'empêche pas d'affirmer que 
c'était remarquable ! Alors là, moi, je dis stop ! C'est quand même 
pas la première fois que j'écoute du Scriabine, et il n'est pas 
interdit d'y prendre du plaisir  ni même d'y comprendre quelque-
chose ! Le challenge principal pour l'interprète, c'est justement 
d'éviter de transformer cette musique en soupe mystique complètement 
indigeste La musique de Scriabine, plus qu'une autre encore, demande 
à être construite, que diable ! Je réintègre certes mon siège, mais à 
reculons  et en colère !

En deuxième partie, ce sera d'abord la première sonate de Schubert 
(D. 157) : toujours des sonorités superbes  un narcissisme sonore en 
vérité carabiné !  et toujours aucun vrai discours. Volodos 
juxtapose une série de miniatures, toutes plus sophistiquées les unes 
que les autres, mais ça ne « fonctionne » pas du tout Ça frise même 
par instants le ridicule ! Tout est mièvre, l'articulation est 
maniérée, il n'y a aucune pulsation, pas la moindre tension  pour 
tout dire, c'est limite inaudible Et pourtant, il est russe (je ne 
pensais vraiment pas pouvoir écrire ça un jour à propos d'un « 
grand » Russe !), et il sait sacrément bien jouer du piano En tout 
cas, pour un nouvel Horowitz, merci bien Au jeu des sosies, je 
trouve que mon nouveau Gilels, même s'il n'est pas parfait, est 
autrement plus ressemblant !

Ensuite, nous aurons trois Schubert/Liszt, parmi les plus beaux 
(extraits du « chant du cygne ») ; et là encore, on baigne en plein 
hédonisme sonore. De tout le récital, c'était certes à mon sens le 
plus supportable. Néanmoins, je sentis quand même davantage la 
prétention au sublime que le sublime lui-même
Mais voilà que se profile enfin le clou du spectacle. Car qu'on se le 
dise, tout ce qui précédait n'était qu'un hors-d'uvre. L'important, 
c'est maintenant. Vous avez souffert dans Scriabine ? Normal, c'était 
fait pour ça. Mais à présent rassurez-vous, c'est fini : l'heure du 
cirque est arrivée ! Alors, pendant une demi-heure, de la treizième 
rhapsodie hongroise de Liszt (légèrement « améliorée ») jusqu'au 
dernier bis (une « marche turque » de Mozart qui comportait davantage 
de notes que l'entier troisième concerto de Rachmaninov), je me suis 
affaissé, petit à petit, au fond de mon siège  de désespoir. Et si 
je ne détestais pas tant ceux qui le font en temps normal, je serais 
même parti avant la fin (car l'hystérie du public était telle que ça 
aurait pu durer encore longtemps)
C'est marrant, mais en deux heures, ce Volodos a réussi l'exploit de 
se rendre à mes yeux parfaitement antipathique. Il a certes un 
certain talent  pour ne pas dire un talent certain , mais tout le 
petit système, manifestement très bien rôdé, qu'il a construit autour 
de ça me donne la nausée Alors est-il exact qu'il est un des seuls 
qui parvienne encore aujourd'hui à se faire programmer au Carnegie 
Hall ? Parce que si c'est le cas, si c'est ça le standard de la 
musique classique de demain, eh bien moi je troque tout de suite mon 
violoncelle pour une contrebasse, et je me mets au jazz ! Ou même au 
rock.

En m'éloignant, j'aperçois Rudenko (sans Lugansky ce soir, car ce 
dernier s'est sûrement déjà envolé vers d'autres cieux, vers d'autres 
triomphes  il n'était déjà plus là à 18 heures pour le récital de 
son partenaire favori). Rudenko, lui, a bien assisté à tout le 
concert (dans un coin sur la gauche, toujours incognito avec son 
maillot rayé), et il fait à présent les cent pas, seul, absolument 
seul Le tableau du reste est surréaliste  pour ne pas dire 
pathétique : des centaines de personnes, surexcitées, attendent 
devant la table des dédicaces un Volodos qui d'ailleurs ne vient pas 
(sans doute se fait-il savamment attendre  je serai en tout cas 
parti avant qu'il ne daigne se montrer), et à cinquante mètres de là 
il y a Rudenko, en compagnie de sa seule cigarette, qui tourne en 
rond C'est d'une tristesse infinie (pour nous je précise ; car 
Rudenko, lui, semble très indifférent à la situation) On va donc le 
saluer une fois encore et une amie, qui elle parle vraiment anglais, 
lui dit combien nous avons apprécié son concert, et notre vif souhait 
de le voir programmé l'an prochain en soirée. Et surtout sans vent ! 
Elle ajoute enfin qu'elle espère qu'il continuera longtemps à jouer 
le prélude de Bach-Siloti en bis Je ne suis pas sûr qu'il ait tout 
compris (en particulier l'allusion aux bis), mais qu'importe. Il nous 
sourit, nous remercie et nous salue

Un jour de pause, et je remets ça le mercredi 14 août pour la nuit 
Ravel à l'Étang des Aulnes (c'est pourtant pas compliqué, c'est 
marqué partout, sur le programme, sur les billets : ÉTANG DES 
AULNES !!! Aargh) Au programme, les deux concertos, plus l'Alborada 
et le Boléro.

Cet Étang des Aulnes est un endroit charmant, un beau mas avec une 
vaste pelouse qui descend en pente douce jusqu'à l'eau  un vrai 
décor de cinéma , sauf que ces étangs sont le réservoir à moustiques 
de toute la région ! L'organisation déverse donc juste avant notre 
arrivée des tonnes d'insecticide devant le lieu du concert (avec une 
turbine), ce qui permet à tout le monde de rentrer à la fin à peu 
près sain et sauf Piqué de partout mais vivant ! Le lieu du concert 
justement, c'est une vaste grange rectangulaire en pierres, munie 
d'un toit ; les gradins sont installés dans la grange même, aux deux 
extrémités, ainsi évidemment que devant l'ouverture laissée par le 
mur manquant.

L'orchestre national d'Ile de France est à 20 heures au grand 
complet, sous la direction de son chef Jacques Mercier, pour débuter 
la soirée avec la version orchestrale de l'Alborada del Gracioso 
(choix cocasse dans le cadre d'un festival de piano, mais bon) 
Résultat : ça fait beaucoup de bruit ; mais vraiment beaucoup 
beaucoup de bruit !

Marc-André Hamelin fait ensuite son apparition pour le concerto pour 
la main gauche, et moi de me dire qu'avec une seule main en plus, le 
pauvre risquait d'avoir le plus grand mal à rivaliser avec un 
orchestre pareil Malheureusement, je ne croyais pas si bien dire : 
je n'ai quasiment rien entendu du piano ! Non pas en fait que 
l'orchestre fut vraiment fautif (il fut médiocre, mais inoffensif) 
Non, le problème, c'était l'acoustique : j'avais pourtant une « 
bonne » place, à l'extérieur, assez proche du piano, sur la gauche, 
mais autant la moindre des interventions de l'orchestre me revenait 
dans les oreilles amplifiée, autant le son du piano partait je-ne-
sais-où, mais en tout cas pas de mon côté Difficile donc dans ce 
contexte de porter un jugement sur une interprétation qui m'a quand 
même semblé très digne. Sans doute pas très originale, un peu « 
lisse », mais pas si mal. Je n'avais jamais entendu Hamelin en vrai  
seulement en disque , et il mérite sûrement d'être réécouté. En bis, 
il joua un Poulenc (très fluide, très « français »), puis 
Polichinelle de Villa-Lobos (très brillant, très amusant), et enfin 
l'étude op. 2 n° 1 de Scriabine (un peu moins réussie Légère 
tendance à ralentir avant chaque pianissimo).

Concert frustrant par conséquent, qui aura en tout cas eu un mérite : 
celui d'atténuer mes regrets quant à ma bourde de la semaine 
précédente. En effet, écouter Lugansky dans des conditions pareilles 
(car je crois que j'avais une place à peu près dans les mêmes 
parages), ça aurait été de la souffrance !

Un entracte, et c'est maintenant le concerto en sol, avec cette fois-
ci Roger Muraro  qui a triomphé deux semaines avant à la Roque dans 
une nuit Messiaen fort louée J'ai réussi à me déplacer pendant la 
pause et, maintenant recentré, j'entends nettement mieux. C'est pas 
parfait  je préfère largement l'acoustique sèche de la Roque  mais 
enfin, au moins, c'est « possible ». L'orchestre pour commencer m'a 
paru cette fois-ci un peu meilleur, plus concerné, moins vulgaire. Le 
pianiste par contre Voilà l'archétype du « bon » pianiste français, 
comme on les aime chez nous Un pianiste « irréprochable ». Un 
pianiste à la technique « digitale souple » Je m'explique : Muraro a 
une excellente main et il est très décontracté mais seulement 
jusqu'au coude Après (épaule, dos), c'est rigoureusement bloqué. Il 
fait donc tout avec les avant-bras et les poignets, ce qui, on s'en 
doute, bride considérablement son potentiel sonore (on vient 
malheureusement pour lui d'avoir suffisamment d'exemples qui nous ont 
montré que le vrai grand piano, c'est pas ça !) Quant à 
l'interprétation, disons qu'il fait toujours tout « comme il faut ». 
C'est comme s'il imitait en permanence une interprétation « idéale » 
Pour être méchant (mais c'est tellement vrai !), je dirai donc qu'il 
imite quelque chose qui n'existe même pas ! Résultat, c'est 
toujours « bien », mais moi je trouve ça toujours prodigieusement 
ennuyeux  et ce concerto en sol n'a pas dérogé à la règle (car 
Muraro, je le connais bien, je l'ai entendu souvent) Trois nouveaux 
Ravel en bis  aussitôt entendus, aussitôt oubliés (c'étaient les 
hommages à Chabrier et à Borodine, ainsi que le mouvement lent de la 
sonatine). Un dernier mot (pour relativiser ma sévérité) : Messiaen 
considérait Muraro comme un très grand interprète de sa musique  je 
n'exclus donc pas formellement que Ravel aurait apprécié le concerto 
de ce soir.

Pour finir, le Boléro Je ne ferai pas là de long commentaire, et me 
contenterai, en tant que violoncelliste (même amateur, ça change 
rien), de dire toute ma solidarité pour mes « confrères » qui ont été 
une fois de plus obligés de faire la « pompe » pendant un quart 
d'heure, sans avoir une seule fois la possibilité de jouer le thème 
en entier  alors que tous leurs collègues avaient eux successivement 
leur minute de gloire ! Voilà une injustice insupportable !   

Je reviens encore à la Roque le 17  d'une certaine façon en 
éclaireur : Paul Lewis donnait en effet cette année, en cinq 
journées, l'intégralité des sonates de Schubert, et je voulais savoir 
si la dernière nuit, le 21, avec les quatre dernières, vaudrait le 
coup Je suis donc allé écouter les sonates D. 575 et D. 784, ce 
samedi à 18 heures 30 La réponse à ma question ne tarda guère : ce 
sera non ! Non merci !

Voilà donc l'élève régulier, le « disciple » de Brendel D'abord, la 
technique : bien sûr, j'aurais pu me douter que ce n'était pas chez 
Brendel qu'il risquait d'avoir appris l'art de la décontraction Ça 
lui fait donc quelques circonstances atténuantes, mais les faits 
demeurent : tout cela est raide, raide, raide ! En plus, Lewis est 
plutôt gringalet, ce qui fait que son son n'a strictement aucune 
épaisseur, aucune personnalité, aucune vie Alors moi je veux bien 
qu'on défende l'idée qu'il n'y a pas que la technique, qu'il n'y a 
pas que le son, et que l'interprétation, ça compte aussi. Bien sûr 
(voir Volodos !) Mais enfin, une intégrale des sonates de Schubert 
avec un son qui pourrait avoir été produit par un piano mécanique, 
moi ça ne m'intéresse pas. Même si ce piano mécanique a été programmé 
avec toute la science musicologique du monde par Monsieur Brendel en 
personne Prenez le début de la sonate en la mineur : il n'y a aucune 
difficulté particulière, il s'agit juste de créer un climat, et Paul 
Lewis fait tout comme il faut  tempo, nuances , exactement comme 
tous les plus grands pianistes dans cette uvre. Et pourtant, la 
sauce ne prend pas La raison, à mon avis, est très « simple » : 
Lewis peut faire un « do » à dix décibels, ou à quinze décibels, ou 
encore à vingt décibels, mais il est incapable de faire vingt « do » 
différents, tous à vingt décibels En effet, il produit toutes ses 
notes avec une impulsion du doigt, sans jamais, sauf par « 
accident », que le doigt ne soit « porteur » de la masse du bras, et 
encore moins de la masse du corps entier  ce que j'appelle par 
conséquent « technique digitale ». On peut certes aller très loin en 
jouant ainsi (jusqu'à faire une intégrale Schubert à la Roque 
d'Anthéron !), mais sûrement pas au plus haut niveau. Il y a une 
limite infranchissable Au disque, la prise de son aidant, ça peut 
parfois faire illusion (quand l'interprétation est inventive) En 
concert par contre, c'est pour moi rédhibitoire (d'autant que 
l'interprétation du jour n'avait rien ni de particulièrement inspiré, 
ni encore moins d'original  du sous-Brendel)

Le programme annonce que ce Paul Lewis est un des plus brillants 
représentants du jeune piano anglais J'espère à nouveau que c'est 
faux ! Même si je ne l'ai jamais entendu en vrai  et bien qu'il joue 
sur Yamaha il me semble que Freddy Kempf par exemple, pour choisir 
un autre jeune, évolue à un tout autre niveau 

Le même soir, Christian Zacharias donnait, avec « son » orchestre de 
Lausanne, trois concertos de Mozart dans le cadre de son intégrale 
commencée il y a déjà deux ans. Un seul petit problème : je n'avais 
évidemment pas pris de billet (car je n'aime pas davantage Zacharias 
que Brendel et ses clones) ; or il s'agissait d'un des seuls 
concerts complets de tout le festival Néanmoins, comme j'étais sur 
place, je décidai d'attendre (écouter, en vrai, les treizième, 
vingtième et ultime vingt-septième concertos  pas les pires !  ça 
ne se refuse quand même pas) Coup de chance (car il y avait une 
bonne vingtaine de personnes dans mon cas, et je n'étais nullement 
disposé à me battre), une vieille dame bienfaitrice me propose 
spontanément un billet de troisième série  gratuit même (elle 
m'explique que ce n'est pas elle qui l'a payé, et qu'elle se refuse à 
faire du bénéfice !) Comme je parviens en plus à dénicher (ce qui, 
j'en ai bien l'impression, est presque toujours possible) une place 
non occupée dans les tous premiers rangs, me voilà parti pour une 
soirée Mozart imprévue  et dans des conditions d'écoute idéales 
Malheureusement, les miracles s'arrêtèrent là : Zacharias reste quand 
même Zacharias Lors de l'introduction du concerto K. 415, on 
retrouve certes un orchestre assez svelte, bien équilibré, et 
chantant finalement pas si mal. Zacharias, en tunique blanche, 
debout, dos au public devant son piano qui a été installé, sans 
couvercle, de manière transversale, « mine » la musique plus qu'il ne 
la dirige vraiment mais bon, ça passe encore Dès qu'il s'assied et 
se met à jouer en revanche, on retrouve ce style galant, très 
articulé, qui veut  manifestement éviter à tout prix le pathos  mais 
qui m'apparaît en fin de compte assez vain Ça manque cruellement de 
majesté et de nécessité. Je retrouve en fait un peu les mêmes défauts 
que chez Goode (la « qualité » sonore en moins) : c'est trop morcelé, 
bien souvent la main gauche se contente d'« accompagner », il n'y a 
pas de réelle tension

On imagine que cela ne s'arrangea guère dans le très dramatique 
vingtième : éviter les lourdeurs, c'est très bien  et sous cet 
angle, c'était réussi. Cependant, si ça doit être au détriment de 
tout le reste ! On devine une telle volonté de sortir de ces 
interprétations beethovéniennes et grandiloquentes qu'on nous servait 
il y a quelques décennies qu'au bout du compte, l'important semble 
être devenu l'ornementation

Pour ce qui est du vingt-septième  que j'adore , j'étais bien sûr 
heureux de simplement l'entendre Mais il n'empêche, où étaient ces 
longues phrases désenchantées, cette construction « harmonique », ces 
legato interminables ? Le son clair mais monochrome (on voit que ce 
n'est hélas pas sa priorité), les staccatos passe-partout, sans 
parler de tous ces traits « glissés », ça ne remplace pas tout à 
fait !

En bis, Zacharias délaisse son piano (un Mozart parmi d'autres que je 
n'ai pas identifié), comme pour nous prouver non seulement qu'il 
n'est pas un grand chef, mais encore que son orchestre n'est pas au-
dessus de tout soupçon (les deux cors naturels sont soumis à la 
torture, et nos oreilles avec)
Un concert qui aura eu finalement pour principal effet de me faire à 
nouveau amèrement regretter d'avoir été si tête-en-l'air deux 
semaines auparavant

Je cherche toujours, après ce récital de Volodos qui m'a profondément 
déprimé, à terminer sur une note un peu plus optimiste, alors me 
voilà une fois encore sur place le lendemain pour la nuit Chopin. 
Sans grand espoir, c'est vrai, mais enfin.

On commence par Akiko Ebi Allez, soyons magnanime, ce n'était pas si 
mal ! Une sonorité pas exceptionnelle, mais d'un certain charme, des 
lignes bien conduites, sans sentimentalisme, et pas mal d'éloquence. 
On n'a pas trop cette sensation  parfois ressentie lors de tels 
récitals Chopin, assez disparates  d'overdose au bout de la 
troisième pièce : les études (un op. 25 n° 1 réussi), nocturnes, 
mazurkas, ballade (n° 4) et scherzo (n° 3) s'enchaînent, mais ont 
chacun leur petite existence propre  ce qui est déjà un bon point. 
Maintenant bien sûr, malgré une certaine poésie, il y avait aussi des 
limites : sonores naturellement (elle n'a pas vraiment la technique 
de Berezovsky), mais aussi virtuoses Il y a ceux  le meilleur 
exemple étant Krystian Zimerman, le chopinien absolu !  qui donnent 
l'impression que plus c'est techniquement difficile, et plus ça 
devient simple ; et puis il y a les autres, dont Akiko Ebi fait 
partie, pour qui c'est quand même le contraire : ça tient tant que ça 
tient, et puis des fois ça s'écroule Il en va ainsi de la fin du 
scherzo, ou de l'étude op. 25 n° 5, la plus « rapide » de l'histoire 
(après deux gros cafouillages, elle est passée directement à la 
conclusion en sautant toute la plage lyrique du milieu) La coda de 
la ballade, par contre, était à peu près bien Un récital quand même 
sympathique.

On accueille ensuite Hüseyin Sermet, un Turc installé en France 
Cette fois-ci, la virtuosité est au rendez-vous, mais la technique me 
plaît moins : ça « glisse » souvent, il y a des « trucs », des 
effets Quant à l'interprétation, elle se veut manifestement inspirée 
et originale mais moi, j'ai plutôt du mal à suivre : la structure de 
la première ballade se délite au fur et à mesure, la seconde ballade 
erre quelque peu sans jamais trouver sa pulsation « naturelle » (ah 
Zimerman !), quant au premier scherzo, il tourne carrément au 
n'importe quoi C'est finalement l'étude op. 25 n° 7, qui ouvrait le 
récital, que j'ai préférée. À noter un bis plein d'humour : il 
s'approche de nous et déclare qu'étant donné que la première ballade 
a été dédiée à un certain Bodo Albrecht von Stockhausen, il va nous 
jouer le huitième Klavierstück de Karlheinz Stockhausen ! Ce qu'il 
fait, pas mal du tout d'ailleurs

Arrive enfin Abdel Rahman El Bacha (c'était ce soir-là un petit 
voyage en Orient  à défaut d'avoir été un vrai voyage en Pologne !) 
Il est presque minuit quand ça commence (on a pris un sérieux 
retard), et ça va encore être long, très long El Bacha a gagné le 
prestigieux concours Reine Élisabeth de Bruxelles en 1978 (à une 
époque où on ne jurait que par l'objectivité et la rigueur  syndrome 
Pollini !) Ça explique en partie sa présence presque constante sur la 
scène internationale depuis. Pourtant, on ne m'enlèvera pas de l'idée 
que cette victoire représentait une très sérieuse erreur de casting 
Car le jeu de ce Libanais est en vérité d'un ennui indescriptible ! 
Après avoir enregistré une intégrale Beethoven d'une rigidité toute 
militaire, il essaie aujourd'hui de se « décoincer » en jouant Chopin 
(dont il vient également d'enregistrer l'intégrale : comme il joue 
tout pareil, il n'arrive sans doute pas à choisir !) Nous avons donc 
eu droit aux préludes (Rudenko, au secours), puis à la seconde 
sonate (reviens !), et enfin en bis (car il fut à la fin presque 
acclamé : sans doute la délivrance !), à la barcarolle Peut-être un 
record mondial de platitude. Et le pire, c'est que les deux-trois 
fois où il a tenté de s'éloigner du métronome, on a senti 
immédiatement poindre un mauvais goût redoutable Passons

Ça ne fait à présent plus guère de doute : en cette fin de festival, 
depuis le départ de tous les « grands », la qualité de la 
programmation s'effondre à grande vitesse Connaissant déjà bien 
Pennetier et Ivaldi (ce ne sont pas les pires du reste, surtout 
Ivaldi), je me risque plutôt pour finir à aller écouter un dernier « 
inconnu », Jorge Moyano  un Portugais de cinquante ans, grand, 
maigre et un peu voûté 

Et ça commence par une « Vallée d'Obermann » (troisième fois !) qui 
vire carrément au naufrage Technique plus qu'aléatoire, trac 
insurmontable, il n'était même plus question de musique J'avais 
connu jusqu'alors la « souffrance » tout court (disons pour le 
compositeur)  je souffrais à présent clairement pour le pianiste 
Pire : le public à la fin, « douché », n'applaudit même pas ; et 
notre homme, évidemment, qui n'ose plus bouger, tétanisé Horrible ! 
Au moins vingt secondes, peut-être trente avant que quelqu'un n'ait 
le courage de débloquer la situation, et de délivrer ainsi notre 
pauvre pianiste. La scène a été violente ! Arrive ensuite la 
fantaisie de Schumann. Heureusement, le trac s'apaise un peu, et au 
moins, maintenant, les notes sont là Il « passe » tant bien que mal 
la fin redoutable du deuxième mouvement (de simple auditeur, je suis 
devenu supporter !) et, ainsi mis en confiance, il peut enfin 
commencer à faire un peu de musique dans le final Ça va mieux. Le 
public, qui s'est bien rendu compte du malaise, a cette fois-ci 
applaudi entre chaque mouvement

Après l'entracte nous attend la troisième de Brahms. Et assez vite, 
on est définitivement rassuré : les choses s'arrangent. Certes, la 
technique est plus proche de celle d'un grand amateur que de celles 
des « bêtes » qu'on a entendues précédemment. Certes encore, la 
sonorité est pauvre (il a choisi un Bösendorfer, comme tous ceux qui 
pensent que le son se trouve a priori davantage dans le piano que 
dans le pianiste) Mais il se passe quand même des choses. Ça devient 
même assez émouvant, car Moyano n'est finalement pas du tout dépourvu 
de musicalité. Il tente de plus en plus, et on l'écoute. Jusqu'à la 
fin. En bis, un Schumann peut-être un peu sentimental, mais que 
j'applaudis quand même vivement, et de très bon cur
En quittant les lieux, je réalise que je me suis finalement beaucoup 
moins ennuyé que la veille, et qu'en fait j'ai pris plus de plaisir 
lors de cette sonate de Brahms que pendant tout El Bacha et Paul 
Lewis réunis ; par ailleurs, pas de doute, tout ça m'avait nettement 
moins déprimé que le récital de Volodos Je tenais par conséquent ma 
fin de festival « optimiste » ! Car c'est ça aussi la musique : il 
n'y a pas que Lugansky, il y a aussi des Moyano (ce sont plutôt ceux 
qui se trouvent entre les deux qui me posent problème !) 


En conclusion, même si je n'ai pas tout entendu (manquent Grimaud, 
Vieru, Kocsis, Mustonen), je dirai que se détachent clairement un 
quatuor majeur, plus un pianiste à part. 

Le pianiste à part, c'est Nicholas Angelich. Voilà un véritable 
musicien, très personnel et qui, même s'il n'a pas tout à fait la 
technique des quatre autres, mérite assurément qu'on se déplace pour 
l'écouter. Je suis convaincu que celui-là aura toujours plus ou moins 
quelque chose à dire.

Le quatuor, lui, est évidemment composé des quatre géants russes : 
Sokolov, Berezovsky, Rudenko et Lugansky Pour schématiser, il y a 
deux purs classiques (Lugansky et Rudenko), un grand obsessionnel 
(Sokolov), et un « électron libre » (Berezovsky). Deux ont une 
technique absolument « naturelle » (Berezovsky et Rudenko), Lugansky 
a lui une technique « conquise », et Sokolov une technique « 
inventée », « reconstruite » Un éventail en vérité assez complet : 
de quoi satisfaire tout le monde !

À titre personnel, c'est sans doute le récital de Lugansky que je 
mets au sommet cette année (Mozart, Beethoven, Wagner) Mais les 
études de Chopin de Berezovsky, tout ce qu'a joué Rudenko, ainsi que 
le Haydn et le Prokofiev de Sokolov ne sont pas loin derrière. Et je 
n'oublie pas non plus la première Année de Pèlerinage d'Angelich 
Voilà qui fait beaucoup de merveilles  chacune absolument au-dessus 
de toute critique ! 

En tout cas, comme par chance ces cinq-là sont maintenant des 
habitués du festival, je pense que l'édition suivante devrait être 
digne de celle-ci (quand j'ai dit un soir à René Martin qu'il tenait 
là un sacré quatuor avec ces quatre Russes, et qu'il ne fallait 
surtout pas les laisser s'échapper, il a acquiescé dans un grand 
sourire) Cela ne doit cependant pas dissuader, bien sûr, d'aller 
écouter tout ce beau monde  et d'autres encore, car il en existe 
quelques autres : Zimerman, Koroliov, etc.  ailleurs pendant 
l'année.




CD: La Roque d'Antheron 2002

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