La Roque d'Antheron 2002
Chroniqueur: Gaspar Ythier
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Comme l'an dernier, je viens de consacrer quinze jours à une activité
principale : écouter du piano. Plus de vingt pianistes différents,
entendus en direct, dans les répertoires les plus variés, à la Roque
d'Anthéron. Comme l'an dernier aussi, j'étais toujours bien placé, et
je n'ai rien manqué, ni avec les yeux, ni bien sûr avec les oreilles.
Comme l'an dernier enfin, je livre ici mes impressions, pour ceux que
cela intéresse.
Inutile de répéter encore une fois que mon admiration pour TOUS ces
artistes est acquise a priori ; il va sans dire par conséquent que
les jugements sévères que je peux émettre ici ou là envers tel ou tel
ne remettent rien en cause de leur talent, mais expriment simplement
des préférences très personnelles (ainsi qu'un goût pour ce genre de
polémiques inoffensives) J'essaierai d'être aussi précis que
possible, d'argumenter au maximum et d'expliquer mes prémisses (qui
sont assez faciles à démasquer), afin que chacun puisse déceler ce
qui vient de moi, et moduler ainsi éventuellement mes verdicts
Cela précisé, allons-y :
J'avais raté les années précédentes le récital doublé que Sokolov
a pris maintenant l'habitude de donner fin juillet au temple
protestant de Lourmarin, à quelques encablures de la Roque (pas de
plein air évidemment pour lui, l'idée que ses sonorités puissent
s'échapper sans retour en direction des cigales devant lui être
rigoureusement insupportable) Cette fois, je me suis donc débrouillé
pour être présent dans la région le 23 juillet.
D'abord, l'assistance semble un peu différente de celle des autres
concerts : moins de vacanciers, beaucoup d'habitués, certains
évoquant même le récital identique (quant au programme) donné au même
endroit trois jours plus tôt Sokolov a ses fans ! On sait qu'un
programme de ce pianiste comporte toujours trois parties (il se
renouvelle par tiers tous les quatre mois). Cette année, ce sera
donc Haydn, Komitas et Prokofiev.
20 heures : toujours pas l'esquisse d'un sourire ; pas même un regard
pour le public L'homme paraît presque difforme à première vue, et il
faut attendre qu'il s'assoie (en position très haute, son tabouret
est même surélevé) pour qu'on le sente enfin bien à son aise : le
piano, voilà indiscutablement son (seul) élément. Et très vite c'est
le choc, subi du reste à l'identique à chacune des ses apparitions :
on s'attend devant cette masse imposante à une déflagration, or les
premières secondes laissent entendre des pianissimos improbables,
d'une profondeur et d'une richesse inouïes. La sophistication de la «
mécanique pianistique » est poussée ici à un degré peut-être jamais
égalé, il n'est pas une note qui n'ait été pensée pour elle-même, pas
une note qui ne soit choyée La gamme des attaques, des dynamiques et
des couleurs semble infinie.
Alors certes et c'est ce qu'on lui reproche souvent , la
communication avec l'extérieur (et peut-être même avec le
compositeur !) n'est pas évidente à saisir C'est une approche
musicale limite autistique ! Comment Haydn envisageait ses uvres,
comment elles sonnaient à l'époque, Sokolov n'en a cure : ce qui
l'intéresse, c'est le texte qui lui est parvenu ; l'important, c'est
l'écriture pianistique, ces notes qu'il articule, ces phrases qu'il
bâtit, élément après élément. Il est arrivé par le passé (dans
Beethoven, dans Mozart) que j'en arrive à avoir du mal à suivre la
ligne générale à force d'être en permanence contraint d'écouter en
détail le moindre des petits motifs de la partition. Ce fut cependant
moins le cas cette fois-ci, ces trois sonates de Haydn, enchaînées
sans applaudissements, étant même d'une cohérence assez stupéfiante.
On aura du mal à me croire, et pourtant c'était presque fluide, même
s'il fallait quand même mieux oublier par exemple le chant sublime
d'Horowitz dans l'adagio la sonate en fa majeur (n° 38 Carnegie
Hall, 1966) Le lyrisme de Sokolov est évidemment tout autre, et
les « facilités mélodiques », il les laisse de bonne grâce à ceux qui
n'ont que cela à faire valoir ! Toute trivialité est radicalement
bannie du jeu de cet homme, qui nous fait découvrir des choses
nouvelles mais présentes dans la partition ! quoi qu'il arrive.
Pas d'effets, pas d'originalité pour l'originalité, mais un texte
fouillé toujours au plus profond. Le résultat, c'est que ce Haydn,
ainsi poussé dans ses derniers retranchements, laissait davantage
apparaître ses limites (harmoniques) que ses innovations (pourtant
nombreuses) Plein d'idées merveilleuses, certes, mais je me suis dit
qu'heureusement que Beethoven était arrivé pour faire exploser ce
carcan !
Vient ensuite Komitas et ses danses folkloriques arméniennes. On
reste bien sûr hypnotisé par ces sonorités envoûtantes et ces rythmes
lancinants, mais également un peu incrédule devant l'abnégation et la
foi de notre pianiste : faut-il en vérité qu'il soit gravement
obsessionnel pour répéter ainsi une année durant, lors de chacun de
ses récitals, ces six danses elles-mêmes très répétitives ! Mais
enfin, sûrement y trouve-t-il, comme ailleurs du reste, des choses
qui échappent au commun des mortels que nous sommes
Prokofiev enfin, avec la septième sonate. Que dire ? D'abord, on
entendit quasiment tout, malgré une acoustique très exagérément
réverbérée ce qui rehausse encore, ô combien, les mérites de la
performance (quelle maîtrise de la pédale !) Quant à l'interprétation
elle-même, d'une absolue perfection formelle, on y trouvait du
lyrisme, du rebond, et naturellement une violence terrible
terrifiante, même et pourtant jamais dure, toujours contrôlée (le
tempo était, comme il se doit avec un tel son, raisonnable).
Résultat : un véritable cataclysme. Faramineux ! Une version vraiment
en tout point digne des deux géants (Richter et Gilels) auxquels
Prokofiev avait confié la création des ses trois « sonates de
guerre » ce qui veut tout dire. Le public a ouvert grand les yeux
(car il fallait voir ça !), coupé sa respiration, et terminé en
sueur, abasourdi, mais irrémédiablement conquis. Et ce fut l'ovation,
debout, comme à chaque fois avec Sokolov (qui ne sourit pas pour
autant).
En bis, deux Couperin (dont « Le Tic Toc Choc ou les maillotins »),
Chopin (une mazurka splendide), et enfin le petit prélude de Bach-
Siloti, popularisé en son temps par Gilels, lui qui clôturait si
souvent ses concerts en sa compagnie
Sûrement Sokolov est-il fou (je crois qu'il est en réalité
complètement schizophrène), mais il n'en est pas moins un pianiste
complètement unique, génial ; un pianiste rigoureusement adversaire
de tout effet, et de toute concession. Je comprends qu'on reste
sceptique à l'occasion devant un de ses disques, tant ses conceptions
sont personnelles et exigeantes pour l'auditeur ; ne pas être «
pris » en revanche lors d'un récital de ce phénomène, surtout si l'on
est bien placé, j'affirme que c'est impossible ! Avis donc aux
amateurs
Contexte très différent pour mon retour sur place dix jours plus
tard, le 4 août : retrouvailles avec le parc du château de Florans
pour une soirée tchèque avec l'orchestre Philharmonia de Prague sous
la direction de Jiri Belohlavek. Deux courts concerts, deux solistes
français : Claire Désert puis Emmanuel Strosser.
Le premier concert à 20 heures débute par la sérénade pour cordes de
Josef Suk grand-père de l'autre. L'uvre, de jeunesse, n'est pas
captivante (elle imite beaucoup sans jamais l'égaler la si
charmante sérénade de son beau-père et modèle Dvorák), mais
l'orchestre la fait passer avec beaucoup de charme. Comme avec tout
ensemble tchèque de qualité (et c'est la même chose avec les
formations de chambre), on est transporté dans la campagne de
Bohème : verdeur des attaques, fruité des cordes, verve des rythmes,
il n'y a aucun doute ni quant à l'origine de la musique, ni quant à
celle de ses interprètes (la spécificité de leur langue, sans doute)
C'est donc parfaitement immergés dans le pays qu'on accueille ensuite
Claire Désert pour le rare concerto de Dvorák, que j'entendais en
direct pour la première fois et que je connais mal (je n'ai que la
version studio de Richter qui, il faut bien le reconnaître, est
lourde et assez peu dans l'esprit mais il est vrai que les Russes
jouent assez mal la musique tchèque en général) Heureusement Claire
Désert, « malgré » ses années passées à Moscou, est nettement plus en
situation elle a du reste déjà enregistré l'uvre ; elle s'intègre
même à merveille dans l'orchestre, fait chanter son instrument autant
qu'il est possible, et trouve des sonorités magnifiques (il faut la
voir se cabrer, se projeter tout au fond des touches, utiliser au
maximum la masse de son corps : là, pas de doute, on sent les
bénéfices du séjour moscovite !) C'est tout juste si j'ai noté un
certain manque de puissance car la pauvre n'est pas bien lourde et
se refuse absolument à « cogner » , particulièrement à la main
gauche dans quelques passages parmi les plus ardus (rappelons que
Richter prétendait que ce concerto était le plus difficile de tous)
Si déception il y eut, elle fut donc davantage liée à l'uvre qu'à
l'interprétation : c'est comme si ce bon Dvorák s'était un peu égaré
dans son désir de solliciter la virtuosité de son soliste, au
détriment de sa légendaire inspiration mélodique. Mais enfin, il
faudrait réécouter ce concerto encore et encore avant de porter un
jugement trop définitif En bis, un prélude de Rachmaninov confirmait
les talents de cette Claire Désert, qui m'avait déjà énormément
séduit lors d'une intégrale Beethoven partagée entre six pianistes
au cours de laquelle elle avait offert une des plus belles «
Tempête » qu'il m'a été donné d'entendre.
Le second concert débutait par une autre uvre de jeunesse : la Suite
pour cordes de Janácek. Le texte du programme affirmait qu'il
s'agissait là d'une partition mineure dans laquelle on ne sentait pas
encore le génie de son auteur ce qui ne m'a pas empêché de trouver
ça magnifique Une musique toujours inspirée, très pure, sans
trivialité ; et là encore, l'orchestre nous a offert un beau voyage
en Moravie
Paradoxalement, la suite du programme m'a laissé beaucoup plus
sceptique (concertino pour piano et six instruments du même
Janácek) : il faut dire que le piano de Strosser évolue dans la
grisaille, entre platitude et brutalité. Résultat le piano ayant
ici un rôle primordial , ça ressemblait plus à du mauvais Stravinsky
qu'à un chef-d'uvre (annoncé) de Janácek
Enfin, pour finir, le double concerto pour cordes, piano et timbales
de Martinu : l'orchestre, divisé en deux, est cette fois-ci au grand
complet, et le piano est installé, sans couvercle, en plein milieu
(Strosser fait face au public). Voilà une pièce terrible, tendue à
l'extrême, angoissée, violente, qui ne laisse aucun répit (nous
sommes en 1939) Cette fois, reconnaissons-le, si le piano de
Strosser ne m'a toujours pas procuré d'émotions extraordinaires, il
ne m'a pas trop dérangé non plus ; mais c'est l'orchestre et son chef
qui emportèrent le morceau, grâce à un engagement et à une virtuosité
(presque) exemplaires et toujours sans lourdeur. Y a-t-il eu un
bis ? Sans doute mais, désolé, je n'en garde plus aucun souvenir Ce
fut en tout cas, dans l'ensemble, une très belle soirée.
Je n'ose à peine évoquer surtout ici ! le concert du lendemain
Même orchestre, même chef, mais dans Mozart cette fois-ci ; et avec
un certain Nikolaï Lugansky en soliste Il y eut en effet un très
léger contretemps : j'étais bien sur place, à la Roque, à l'heure
prévue et avec mon billet en poche ! , mais les musiciens étaient
eux à l'Étang des Aulnes, tout à côté d'Arles ! Une délocalisation
sournoise qui ne m'a laissé aucune chance ! Pas moyen en effet de
passer en gros du Lubéron à la Camargue en moins d'une demi-heure
Tout ce que je peux donc vous dire, c'est que mes amis qui m'ont
attendu en vain ont trouvé ça superbe (surtout le piano !) Et il
paraît que le final du concerto a été bissé Voilà, voilà
Inutile de préciser que je m'en suis voulu quasiment toute la nuit
Heureusement que le festival était encore long !
Le lendemain, la Roque accueillait Stephen Kovacevich, que j'ai déjà
entendu deux fois et que je n'aime guère (je pense qu'il était plus
intéressant dans sa jeunesse). Or, un certain Vadim Rudenko donnait
le même soir un récital dans le cadre d'un autre modeste
festival, près d'Avignon, au pied du Mont Ventoux Pas d'hésitation,
je pris donc la direction de Séguret, un petit village provençal
classé au patrimoine, mais tellement restauré qu'on dirait maintenant
une crèche de noël grandeur nature y a-t-il seulement de vrais
habitants ? Le choix à l'évidence était le bon (vu les échos de
récital de Kovacevich), sauf que j'aurais manifestement dû quand
même me rendre dans l'après-midi à la Roque ç'eut été fort
possible pour écouter Francesco Libetta, cet italien des Pouilles,
paraît-il génial, qui a impressionné tout son monde Second raté en
deux jours, par conséquent À réparer d'urgence l'année prochaine !
Cela dit, un récital de Vadim Rudenko, dans des conditions de
visibilité et d'écoute quasi idéales (juste devant les mains), ça
devait suffire largement à combler ma journée : n'était-ce pas celui
qui m'avait peut-être le plus séduit, entre tous, l'an dernier ? Le
programme sera un panaché entre celui de la Roque de cette année à
venir (les douze premiers préludes de Chopin et le second cahier des
variations Paganini de Brahms), et celui de l'an dernier (les quatre
premiers moments musicaux de Rachmaninov et la transcription de «
Casse-Noisettes » due à Pletnev).
Rudenko arrive sur place une demi-heure avant le concert, et semble
découvrir les lieux, un rien intrigué (une jolie place ombragée, avec
un « toit », assez bas, tissé de branches de platanes centenaires
et une vue béante sur la vallée). S'est-il seulement échauffé ?
Qu'importe ! Il attaque des préludes de Chopin qui sont comme des
fusées, des éclairs lancés dans beau ciel provençal. Pas
particulièrement rapides, de facture même plutôt classique, très
chantés, mais sans aucun appesantissement, sans sentimentalisme, sans
la moindre « psychologie » Les facilités pianistiques ahurissantes
accentuent encore cette impression (les quelques rares «
canards » du début, « on s'en tape », comme disait Richter !) : une
minute, deux minutes, et hop, c'est fini ! Et moi, je me dis que
c'est exactement ainsi qu'il faut jouer ces préludes qui justement
ne préludent rien du tout : des fulgurances poétiques ! L'arrêt
abrupt après le douzième fut vraiment un crève-cur
Heureusement, il enchaîne tout de suite avec les Paganini ; et pour
la première fois, j'entends dans ce second cahier autant de musique
qu'on a l'habitude d'en entendre dans le premier : c'est d'une
fluidité incroyable, ça chante de partout, il y a à la fois de la
profondeur, du moelleux sonore, et un côté absolument aérien
toujours ces mains caoutchouteuses qu'on dirait faites tout exprès
pour le piano, et qui se jouent de tous les pièges de la partition
avec insolence !
Après un court entracte, ce sera Rachmaninov : peut-être un peu
moins « fini » que l'an dernier à la Roque, un peu moins dense, un
peu plus dilettante mais ça reste exceptionnel ! Enfin, « Casse-
Noisettes » nous rappelle que nous avons bien devant nous le champion
toutes catégories de l'élasticité et du rebond (pour moi les
qualités « pianistiques » les plus précieuses) Une vraie fête du
piano dans cette transcription si bien écrite et si pleine de charme
le « pas de deux » final, joué ainsi, donne même des frissons de
bonheur ! Pour prolonger le plaisir, j'ai réécouté en rentrant
l'enregistrement du jeune Pletnev lui-même, et je peux vous affirmer
que Rudenko se situe là-dedans un bon échelon au-dessus
En bis, le prélude op. 23 n° 7 de Rachmaninov (c'est tellement «
facile » qu'on a envie de dire que c'est de la triche !), le premier
impromptu de Chopin joué très vite, l'air de ne pas y toucher (on est
loin des poses romantiques compassées !), et enfin le fameux prélude
de Bach-Siloti cher à Gilels, amputé cette fois-ci de sa reprise
(Sokolov, lui, avait attaqué cette reprise en élidant la toute
dernière mesure).
Comme on était dans le cadre du festival « Musiques dans les
vignes », était organisée après le concert une petite dégustation de
vins de pays avec modération bien sûr, restait quand même 150
kilomètres de route pour rentrer se coucher ! On est donc en pleine
conversation, un verre à la main, tous émerveillés par ce qu'on vient
d'entendre, lorsque Rudenko fait son apparition, toujours aussi
modeste et « détaché ». Il paraît même si disponible que je m'en vais
le féliciter et fais l'effort, dans mon anglais déplorable (vive
l'alcool !), de lui demander si le choix du Bach-Siloti était un
hommage à Gilels. « It's my favourite ! », me répond-il, le visage
soudain illuminé. Voilà qui ne m'étonne guère
Le mercredi 7 août, je réintègre le festival « officiel » pour
d'abord écouter, à 18 heures, une jeune Vénézuélienne du nom de
Gabriela Montero. Il y a bizarrement cette après-midi-là une
affluence quasi record pour un récital diurne Cette jeune femme, qui
appartient à l'« écurie » d'Argerich, serait-elle un prodige méconnu
de moi ? Las ! Bien vite, je retombe sur terre : les chefs-d'uvre de
Chopin s'enchaînent (polonaise-fantaisie, première ballade, deuxième
sonate) sans qu'on ne n'y intéresse vraiment. Tout est bien fait, la
technique est « propre » (même s'il s'agit d'une technique tout ce
qu'il y a de plus « digitale »), mais ça ne dit pas grand-chose Je
finis même par m'ennuyer gentiment c'est qu'à force d'écouter les
plus grands (je sais, c'est horrible !), je deviens de plus en plus
exigeant et ne supporte plus le « lot commun » Le récital devait
initialement s'achever par la polonaise « héroïque » op. 53, mais
notre sympathique pianiste, qui arbore des « formes » charmantes,
s'avance soudain vers nous et déclare, en français : « c'est pas la
même chose de jouer du piano enceinte et pas enceinte, alors comme je
suis un peu fatiguée, je ne vais pas jouer la polonaise, mais plutôt
improviser quelque chose ». On aura alors droit à une « fausse »
mazurka de Chopin, puis à une espèce de danse populaire sud-
américaine Personne évidemment ne lui tiendra rigueur de ce
changement de programme, qui eut même plutôt le mérite de rompre la
monotonie qui commençait sérieusement à s'installer
Ce n'est que le soir que je devine les motivations de la foule qui
s'était pressée au concert de l'après-midi (outre le fait que
Gabriella Montero avait paraît-il fait un joli petit numéro la veille
sur France-Musiques, en improvisant, déjà, en direct, et à la demande
du public inspiré, sur Carmen !) : les gens sont venus en masse
aujourd'hui pour Nelson Freire ! Je remarque en effet une « faune »
très « parisienne », à l'évidence déplacée jusqu'ici par les récentes
critiques dithyrambiques, quasi surréalistes, qui ont consacré son
nouveau disque Chopin, ainsi que son dernier récital parisien Vous
l'aurez deviné, je ne suis pas moi-même très « fan ». Jamais Freire
sur scène ne m'a réellement « transporté », ni d'ailleurs seulement
convaincu ; quant à son dernier disque, je le trouve, pardonnez-moi,
presque mauvais (j'y entends beaucoup de complaisance, et même des
faiblesses « objectives » : plein de « trucs » pianistiques, des
escamotages, etc.) Mais enfin, passons, là n'est pas le sujet du
jour
En effet, ce bon Nelson étant indisposé, c'est Boris Berezovsky qui
le remplace ce soir, au grand dam, donc, on s'en doute, d'une partie
du public (les plus snobs !) J'entends ainsi un de mes voisins, alors
que la speakerine exhorte la foule à éteindre ses téléphones
portables, s'exclamer avec suffisance : « et pour le changement de
programme, on ne s'excuse pas dans ce pays ! » Mais venons-en aux
faits : Berezovsky Voilà un spécimen que je suis allé écouter
plusieurs fois en musique de chambre, mais une seule fois en solo, il
y a six ou sept ans à Lyon et j'avais déjà trouvé ça
extraordinaire. En revanche, j'ai parfois été déçu par certains de
ses disques J'étais donc curieux, pour ne pas dire impatient, de ce
que j'allais entendre
Il fait finalement son entrée en veste-blouson, l'air assez
dilettante, et attaque une première sonate de Schumann (chef-d'uvre
d'entre les chefs-d'uvre) presque orgiaque ! Le thème de
l'introduction est joué avec colère et même des sonorités
(volontairement !) dures , puis nous aurons droit à tout un
kaléidoscope d'humeurs, usant d'une palette pianistique proprement
hallucinante. On aurait pu craindre, avec de tels risques pris, une
déstructuration rédhibitoire dans cette sonate connue pour être si
difficile à faire tenir debout, mais il n'en est rien : autant un
Kissin, entendu dans la même uvre il y a quelques mois, se perdait
littéralement à force de tenter tout et n'importe quoi (avec, en
plus, des sonorités involontairement ! dures), autant Berezovsky
impose jusqu'à ses plus folles extravagances avec une autorité
musicale confondante. Un jeu supérieurement inspiré, très lyrique,
mais aux antipodes de tout « esthétisme » défaut de Nelson Freire
s'il en est La première partie se termine par la toccata, (presque)
au même niveau.
Je suis tout remué, enthousiaste, tandis que je me rends à la buvette
retrouver de vieilles connaissances de la capitale, et là, tout de
suite, je suis accueilli par un : « qu'est-ce qu'il cogne, tu ne
trouves pas ? » qui me laisse interloqué Et un autre de
renchérir : « c'est pas de sa faute, c'est un moujik ! » (?!?)
Misère, misère Mais avaient-ils seulement écouté quelque chose, tout
à leur déception d'avoir été privés de leur « idole » brésilienne ?
En tout cas, j'ai bien vite renoncé à ferrailler ça n'en valait
vraiment pas la peine , d'autant que j'aperçois subitement, juste à
côté de nous, en train de discuter calmement, incognito, nos deux «
inséparables », mes « idoles » à moi : Lugansky et Rudenko ! Je ne
les avais pas vu arriver au début du concert, mais ils sont
évidemment bien présents, Lugansky toujours aussi royal (il se dégage
décidément de cet homme une sorte d'« invulnérabilité »
impressionnante), et Rudenko, qui à coté fait nettement plus «
peuple », avec son polo rayé tout froissé et sa cigarette au bec
(celui-là cache vraiment bien son jeu !) Ils parlent en tout cas
manifestement de musique, Nikolaï, très pince-sans-rire avec ses
petites lunettes, étant en train de mimer avec ses mains des phrasés,
à la grande joie de Vadim qui a l'air de beaucoup s'en amuser Mais
je ne les « espionne » pas trop longtemps, et m'en vais vite
retrouver ma place dans l'amphithéâtre.
Aujourd'hui, c'est le jour de Boris, et la seconde partie sera
consacrée à Chopin : les deux premiers scherzos et les études op. 10,
rien que ça je rappelle qu'il s'agit d'un remplacement impromptu de
dernière minute Berezovsky serait-il un peu provocateur (ce qui ne
m'étonnerait pas) ? En tout cas, après avoir « effrayé »
l'assistance avec son Schumann tellement personnel et « moderne » (il
ne nous a épargné aucune dissonance !), il va nous offrir le Chopin
le plus incontestable qui soit, de quoi faire taire une fois pour
toutes la cohorte de ses détracteurs présente dans les travées (j'ai
bien fait, moi, de rester calme pendant l'entracte) Passe encore
pour les scherzos, certes fantastiques (dans tous les sens du terme),
mais non sans encore quelques « excentricités » (comme par exemple
ces montées jouées pianissimo et un « vrai » pianissimo ! dans
l'op. 20) Les études, elles, en revanche, sont indiscutables !
Jamais je crois je n'ai entendu mieux, même sur disque. Dès les deux
premières en fait, l'affaire est entendue : ça chante de façon
éperdue sans jamais que la mélodie ne soit sollicitée pour elle-même,
on a l'impression d'entendre ce qui se passe dans les « entrailles »
de la musique, c'est inouï. La quatrième n'a jamais semblé aussi «
facile », la « négresse » est un petit poème qui se termine en feu
d'artifice, la sixième, la neuvième, ou encore la onzième nous tirent
des larmes, jusqu'à la « révolutionnaire » finale, dont les gammes «
roulent » tout en nous racontant des histoires merveilleuses C'est
fabuleux ! Berezovsky est en fait d'une telle décontraction qu'il
peut sortir les sonorités qu'il veut et moduler les phrases
complètement à sa guise, au gré d'une inspiration qu'on devine
inépuisable (car il n'y avait finalement pas tant de choses que ça en
commun entre les deux parties du programme) J'ajoute une dernière
grande qualité et peut-être aussi la plus rare : il n'y a aucun
volontarisme Mais alors strictement aucun ! On a réellement
l'impression que le bonhomme ne veut rien, qu'il joue de la musique,
un point c'est tout Que ça plaise ou pas, que son interprétation
soit « orthodoxe » ou pas, ça ne semble pas être son problème ! Voilà
un homme libre !
Après ce programme dantesque, même si j'imagine qu'il aurait pu,
malgré un investissement physique qu'il ne ménage guère, encore
enchaîner presque tranquillement avec l'op. 25 s'il l'avait voulu,
nous n'eûmes droit qu'à deux bis, qu'il annonça lui-même, en
français : « deux Rachmaninov, très nostalgiques » (il stoppa du
reste immédiatement de la main les applaudissements spontanés qui
retentirent entre les deux préludes, comme pour rappeler qu'il avait
bien dit deux !) Et ce fut tout Lors de la séance de signatures, on
trouvera René Martin tout excité, qui clamait à qui voulait
l'entendre que cet homme était un génie (il faut dire qu'il lui avait
bien « sauvé la baraque » : pour un remplacement, c'était pas mal !)
Quant à moi, je n'ai heureusement plus entendu prononcer le nom de
Nelson Freire
Bien qu'il fût assez tard, je n'ai pu m'empêcher en rentrant de
ressortir le disque des études que Berezovsky a enregistré tout
jeune, il y a maintenant dix ans. Eh bien, force est de reconnaître
que ce n'est pas si mal ! Je dois même dire que je comprends beaucoup
mieux aujourd'hui l'esprit de toutes ces choses qui me déplaisaient à
l'époque Certes, je continue de croire que ce qu'il a fait l'autre
jour, dans l'ensemble, était encore un cran au-dessus (un peu plus de
stabilité rythmique) ; néanmoins, après quatre ou cinq nouvelles
écoutes, je suis bien en peine maintenant d'opposer à ce disque un
concurrent qui, sur la longueur, lui soit vraiment supérieur Comme
quoi .
Le lendemain, jeudi 8 août, on restait dans Chopin avec à 18 heures
le récital d'un tout jeune Coréen de dix-huit ans, récent vainqueur
du concours Long-Thibaud : Dong-Hyek Lim. Ainsi va la Roque : un
Coréen coincé entre Berezovsky et Lugansky à venir le soir même
Dieu sait que je n'ai pas vraiment d'a priori favorable envers les
asiatiques dans la musique classique Eh bien, preuve que tout
arrive : le Chopin de ce garçon, doté d'une « vraie » technique,
avait pas mal de classe, des lignes toujours très bien tenues, et une
tension constante. Jamais on n'avait le sentiment qu'il y avait
quelqu'un derrière son dos pour lui souffler quoi faire : à
l'évidence ce jeune homme sait où il va et il ne fait pas n'importe
quoi. Beaucoup de fougue, un style très conquérant, mais aussi un
beau lyrisme, ainsi que quelques subtilités rythmiques de très bon
goût (par exemple dans les mazurkas op. 59). Alors certes, le second
scherzo ne faisait pas vraiment oublier celui de la veille il lui
reste encore une certaine marge ; et les préludes (n° 13 à 18)
constituaient une suite seulement honorable pour douze premiers
entendus l'avant-veille (avec Rudenko). Mais pour ce qui est de la
troisième sonate, j'ai franchement déjà entendu pire et souvent
même (suivez mon regard par exemple vers un récent disque Decca
recouvert de prix) Même si j'aime le premier mouvement un peu plus
lent, avec davantage de drame, j'ai tout écouté, très concentré, sans
en perdre une note et sans jamais penser à aucune des grandes
références discographiques.
D'accord, il manque (encore) à ce petit Lim une véritable identité
sonore ; il n'a pas, pour l'instant, cette capacité de procurer une
émotion avec une simple note. C'est un piano qui reste un peu «
clair ». Son Largo de la sonate gagnera ainsi probablement en
profondeur au fil des ans. Mais bon, il a beaucoup d'autres
qualités ! Des qualités (et des défauts) typiques de la jeunesse
En bis, après encore deux Chopin, dont une déjà longue polonaise et
devant l'insistance de la foule , il revient, un peu hésitant, et
finit par se lancer dans la Valse de Ravel, dont on sait que la
version pour deux mains est plutôt ardue ! Dix minutes plus tard,
c'est pourtant un triomphe, et entièrement mérité : l'enthousiasme et
la fraîcheur juvéniles, bien présents, n'ont jamais pris le pas sur
l'essentiel, la clarté ne fut jamais prise en défaut, la progression
a été fort bien menée jusqu'à la fin, quant à la réalisation
proprement dite, elle fut impeccable et même impressionnante !
Bravo !
Je vous livre quand même pour finir ce que nous apprenait le
programme : ce petit Coréen a été envoyé à Moscou dès l'âge de dix
ans, et a fait pratiquement tout son cursus au conservatoire
Tchaikovsky Ceci explique peut-être cela !
Le temps d'avaler un délicieux tajine au restaurant marocain,
toujours aussi bondé malgré l'absence de Martha cette année (le
patron est confiant, elle reviendra et bien sûr toujours chez
lui ! dès l'an prochain), nous nous apprêtons à retrouver Lugansky
(avec jamais que trois jours de retard pour ce qui me concerne)
Le programme cette fois tranche avec celui des années précédentes :
Mozart, Beethoven, Brahms et Wagner/Lugansky. À part Mozart, il n'y a
là que du nouveau pour moi sous ses doigts, et je ne suis d'ailleurs
pas sans quelque inquiétude surtout pour Beethoven La réponse (et
quelle !) ne tardera guère ça m'apprendra à douter !
Mais d'abord Mozart : je n'avais jusqu'alors entendu qu'une seule
sonate une des premières, je ne me souviens plus exactement
laquelle , au théâtre des Champs-Élysées il y a quelques années, et
j'avais déjà trouvé ça extraordinaire. Cette fois-ci, ce sera la
dernière (K.533/494), en fa majeur, sans doute ma préférée d'entre
toutes Lugansky entre sur scène pour une fois à l'heure dite (direct
sur France-Musiques oblige), l'attitude toujours aussi princière il
semble vraiment évoluer dans un monde auquel nous n'avons accès que
par son intermédiaire Dès les premières notes (signature des plus
grands s'il en est on peut pour le coup parler ici d'identité
sonore !), je sens que la soirée va être mémorable : il y a dans ce
Mozart tout ce que j'aime ! Toujours cette caractérisation extrême
qui est le signe distinctif du pianiste, mais ce qui frappe surtout
ici, c'est cette tension de tous les instants, et ce souci constant
des phrases longues. Strictement rien de décoratif, mais de la
conduite, du chant et le tout naturellement sans aucune lourdeur
Quel art des liaisons (plutôt que du legato), quel contrôle du son,
quelle noblesse ! Si après ça il se trouve encore des gens pour
contester à Lugansky le statut de pianiste majeur de notre époque,
c'est vraiment à désespérer
En tout cas, allez savoir pourquoi, mais j'étais à ce moment précis
déjà nettement moins inquiet quant à l'« Appassionata » à venir et
j'avais bien raison ! Car il n'a pas fallu bien longtemps pour que
Lugansky installe ce « cadre » indestructible qui fait les grandes
interprétations beethovéniennes quelques mesures en fait ont suffi.
Qu'est-ce que ça m'a fait plaisir ! Je ne sais plus qui a écrit que
cette sonate était « un torrent de feu dans un lit de granit », mais
c'était exactement ça : nous avions d'emblée eu le granit, le feu
n'allait pas tarder Aucune agitation plus ou moins extérieure pour
autant, rien d'« électrique », pas l'ombre d'un effet, mais une
puissance souterraine qui faisait surface par vagues successives
Formidable !
Me voilà tout bouleversé devant cette « révélation » : Lugansky, en
fait, est un grand classique ! Un grand classique qui joue
Rachmaninov comme un dieu (à moins que Rachmaninov ne soit lui-même
profondément classique ce qui est finalement fort possible) Si
j'ai mis tellement longtemps à m'en rendre compte, c'est que je l'ai
entendu au tout début jouer Chopin de façon extraordinaire (en
Avignon) or Chopin est le compositeur le moins classique de tous
Mais depuis, la chose m'apparaît de plus en plus évidente : Lugansky
n'est sans doute pas un chopinien « naturel »
Pendant l'entracte, les rôles sont inversés : c'est cette fois Boris
Berezovsky qu'on retrouve au milieu des spectateurs, tranquille,
détendu et souriant, en train de discuter avec probablement son père
(j'ai du moins vu cet homme impressionnant un faux air de Peter
Ustinov se présenter à la billetterie le soir du récital de Boris,
et asséner un « famille Berezovsky ! », teinté d'un fort accent
russe, qui a fait tressaillir notre brave guichetier).
Intéressant de remarquer que ces deux-là (Nikolaï et Boris) vont
s'écouter comme ça l'un l'autre. Car si tous deux ont des facilités
surnaturelles (ne serait-ce que la mémoire), si tous deux ont été
distingués par le concours Tchaikovsky, si tous deux enfin ce qui
fut probablement très déterminant ont été les élèves « chéris » de
deux immenses dames du piano russe (Tatiana Nikolaeva pour l'un,
Elisso Virsaladze pour l'autre), ils n'en sont pas moins à mon sens
fondamentalement différents, car Berezovsky, lui, n'est sûrement pas
classique (même s'il peut très bien aussi faire « semblant » : voir
par exemple ses deux premiers concertos de Beethoven avec Dausgaard)
Par ailleurs, autant Berezovsky a une technique absolument innée (on
a le sentiment que le son lui a été « donné », a priori), autant
Lugansky, lui, a dû, on le devine, conquérir lui-même beaucoup de
choses ce qui n'est pas moins merveilleux quand on voit le résultat
J'en étais là en tout cas de mes « divagations » tout en observant
donc discrètement Berezovsky qui, dans l'intervalle, avait eu le
temps de s'« enfiler » deux énormes esquimaux chocolat-vanille bien
crémeux (les « poignées d'amour », c'est excellent pour la
sonorité !) , lorsque les lumières nous rappelèrent pour la suite :
l'op. 118 de Brahms
J'imagine qu'à la radio en particulier, certains auront pu trouver ce
Brahms un peu trop « objectif », un peu trop éloigné des ambiances
nordiques que d'autres y ont mises Soit. Il est exact que le tempo
était plutôt allant, et que tout était exceptionnellement lisible.
Mais il y avait aussi une conduite par le son, riche et dense, ainsi
qu'une maîtrise des plans sonores et de la ligne absolument
admirables. Un Brahms très classique, en somme Ou si l'on préfère,
un Brahms encore conquérant !
Enfin, la transcription wagnérienne Alors a-t-on réellement été
plongés dans l'ambiance de ce fantastique « Crépuscule des Dieux » ?
Imparfaitement bien sûr, par la force des choses. Mais là n'est pas
problème il n'y avait du reste aucun problème ! Car l'objectif de
ces transcriptions, aussi bien écrites soient-elles (et celle-ci m'a
paru remarquable, très bien construite et avec beaucoup de force de
suggestion), n'est plus évidemment aujourd'hui, alors qu'on possède
tous les enregistrements qu'on veut, de faire découvrir une uvre.
Non, cet objectif est à présent devenu d'ordre strictement «
pianistique » : il s'agit d'exploiter les ressources les plus nobles
de l'instrument Et pour ça, on peut le dire, on a été servis ! Quand
je dis que Lugansky a dû conquérir des choses, on en eut là un
exemple parfait, avec cette volonté permanente de ne surtout jamais
laisser d'espace entre le doigt et la touche du piano ; tout ce
qu'explique si bien Neuhaus, cette nécessité de créer une chaîne,
sans la moindre crispation, allant du bas du dos jusqu'au bout des
doigts, Lugansky le met en application avec une grâce et une évidence
bouleversantes. Chaque montée d'intensité en devient organique,
surgie des profondeurs de l'instrument Placé juste devant, n'en
perdant pas une miette, ni avec les yeux, ni avec les oreilles, je
peux vous jurer que c'était jouissif !
En bis, il nous joue d'abord un second moment musical de Rachmaninov,
comme tombé du ciel (on a beau être maintenant habitué avec lui, ça
reste toujours aussi magique !) Puis, sous les acclamations d'un
public chaviré qui commence à taper des pieds, il revient, plus noble
que jamais et habité d'une espèce d'assurance indestructible ! ,
et nous sort comme ça, d'un seul geste, les mains tout au fond du
clavier, un quatrième moment musical d'anthologie, plus rapide encore
que dans son disque, et tout aussi chantant et modulé Incroyable !
Je ne peux alors m'empêcher de penser que c'est le Roi de la Roque
qui est venu ce soir reprendre possession, seul, de son trône disons
partagé l'an dernier avec quelques autres ! Et c'est donc ainsi «
couronné » qu'il prend finalement congé avec une sublime Arabesque de
Debussy, ultime hommage au pays qui l'accueille si chaleureusement
depuis tant d'années
Lors de la traditionnelle séance de signatures, alors que Lugansky
est très sagement attablé, tout modeste comme à son habitude (même si
l'on devine qu'il est plutôt satisfait de sa soirée), Rudenko fait
une courte apparition et, le sourire aux lèvres, vient lui donner une
accolade amicale : ça lui a plu manifestement beaucoup, même ! Ce
mélange d'admiration et de bonheur partagé est vraiment touchant
Quant à Berezovsky, il a pour l'heure d'autres préoccupations : une
petite fille d'environ huit ans (sa fille ?) est blottie dans ses
bras, accrochée à son cou, et commence à s'endormir gentiment sur son
épaule C'est qu'il se fait tard en effet, il faut aller se coucher,
d'autant que dès le lendemain matin
Rendez-vous à onze heures, au temple de Lourmarin, pour le Ludus
Tonalis d'Hindemith ! Eh oui, Berezovsky est le pianiste que rien ne
rebute : après les études d'exécution transcendante de Liszt (que je
n'ai pu entendre car elles se déroulaient à la même heure que le
concert de Sokolov et dont tout le monde a fait le plus vif
éloge), après le remplacement que l'on sait (et avant une soirée à
deux pianos), il s'offre ce matin un petit réveil tonique ! Je
m'installe dans le temple juste à temps (c'était jour de marché à
Lourmarin : impossible de se garer, ni même de se déplacer à pied),
et le voilà qui tout de suite entre en scène, en bras de chemise,
parfaitement décontracté. J'ai à peine le temps de remarquer qu'il y
a micros et même caméra (effet pervers des quotas de musique
classique : diffusion prévue la nuit, on ne sait pas quand, sur la
télévision publique française !), et ça débute.
Berezovsky a certes la réputation d'avoir dans les doigts les trois-
quarts de l'entière littérature pianistique (et d'être capable de
déchiffrer au pied levé le dernier quart !), il utilise quand même
ici la partition, à l'image de Richter qui lui aussi s'est amusé à «
infliger » ce corpus aride au public à la fin de sa vie je possède
même le disque Osons le dire : ça a beau ne durer qu'une heure,
cette succession de fugues et d'intermèdes, sans tonalité affirmée,
finit par fatiguer (c'est un peu la même sensation en pire !
qu'une accumulation de pièces en mineur) Néanmoins, impossible de
s'ennuyer une seule minute devant ce piano-là Berezovsky nous a en
effet offert des sonorités incroyables, inouïes (on en aurait presque
oublié Sokolov, qui avait pourtant profondément imprégné les murs de
ce temple) Voilà qu'il « pose » simplement ses mains sur le piano,
et les doigts « tombent », avec tout le poids du corps derrière eux
Résultat : des pianissimos venus d'ailleurs, majestueux De même, les
forte sont d'une plénitude à donner le vertige ! Enfin, dernier
enseignement important de ce concert : même si toutes ces fugues
furent parfaitement conduites, sans le moindre défaut de lisibilité,
on devine quand même Berezovsky avant tout guidé par l'harmonie ; en
voilà un qui s'écoute, un qui joue d'abord avec ses oreilles Plus du
reste je repasse par exemple son disque des études de Chopin, et plus
cela m'apparaît nettement : c'est comme si avec lui le phrasé
naissait de l'instant, en fonction des harmonies précédentes
Aucun bis ce jour-là (malgré les deux grosses glaces de la veille au
soir, il devait avoir faim !) Ce ne fut pourtant pas faute
d'applaudissements ce qui aura le don de l'amuser mais non : il
restera absolument inflexible, et nous laissera partir avec Hindemith
dans les oreilles et rien qu'Hindemith ! Pas la moindre petite
sucrerie en ré majeur pour nous récompenser après toutes ces fugues
atonales ! C'est quand même dur, la vie de festivalier.
J'ai dû par conséquent me rabattre ce midi sur des nourritures
beaucoup plus terre-à-terre (heureusement, il y a de bonnes sucreries
aussi dans ce monde-là), et, après une digestion passée dans la
superbe forêt de cèdres qui jouxte Lourmarin, retour à la Roque à 18
heures pour Vahan Mardirossian, un jeune Arménien installé en France
depuis près de dix ans, et dont un récent disque Schubert (qui ne m'a
personnellement guère marqué) a eu bonne presse ici. Allais-je revoir
mon jugement à la hausse ? Hélas.
Les impromptus de Schubert (op. 90) défilent, sans grande faute de
goût, assez bien caractérisés, mais sans charme, sans réelle vision
Le son en fait paraît vide (difficile aussi, il est vrai, de succéder
ainsi à Berezovsky, surtout que nous sommes maintenant passés en
plein air !) S'ensuit la « Vallée d'Obermann », pas mal faite mais
qui jouée ainsi n'est qu'un morceau de concours parmi d'autres, puis
les variations de Brahms sur le thème du premier sextuor simplement
plaisantes Quant aux bis, je n'en garde, désolé, pas le moindre
souvenir.
Mardirossian est un jeune homme très sympathique, avec le visage tout
rond, et il semble à l'évidence ravi d'être là. Il sourit sans arrêt
(même sur scène), il salue tous ceux qui le reconnaissent quand il se
promène avec son amie dans le parc un modèle de jovialité ! Alors
évidemment, si, de son Arménie natale, il était allé à Moscou à 17
ans au lieu de venir en France, il serait je pense aujourd'hui
meilleur pianiste mais il aurait aussi probablement eu une vie plus
difficile ! C'est pourquoi, à le voir heureux comme ça, je me dis
que, finalement, il a sans doute fait le bon choix
Le soir, c'est au tour de Richard Goode (Mozart, Debussy, Beethoven
et Schubert). Sensation bizarre : celui-là, je sais que je l'ai déjà
entendu il y a quelques années ici même (Bach, Chopin, et l'op. 111
de Beethoven), je sais que je n'avais pas aimé, mais je ne me
souviens plus du tout pourquoi Signe encourageant cependant outre
sa flatteuse réputation : je croise « papa » Berezovsky (le fiston ne
doit pas être loin), ainsi que nos deux compères Lugansky et Rudenko,
qui ne se quittent toujours pas, et qui vont s'asseoir, toujours
discrètement, à mi-hauteur des gradins, sur le coté droit.
Malheureusement, dès les premières mesures, c'est la consternation :
mais comment diable Lugansky peut-il supporter d'entendre ce Mozart
cette même sonate qu'il a interprétée la veille ! ainsi (mal)
traité ? Quelle grandeur d'âme ! Car là où Lugansky magnifiait
l'écriture, allongeait ses phrases avec une grâce infinie et créait
en permanence de la tension, Goode enchaîne des motifs, simplement
jolis, et tombe dans toutes les « facilités » mélodiques possibles et
imaginables. Quand Lugansky caractérisait, Goode morcèle Alors bien
sûr le son n'est pas mauvais ce n'est pas un quelconque élève de
conservatoire , mais quelle complaisance ! Certes la musique de
Mozart est grande, mais ce n'est pas une raison pour l'exploiter et
la rabaisser ainsi ! Bien pénible entrée en matière
Suivent quatre préludes de Debussy qui eux m'ont convaincu (mais il
faut que je confesse que je n'aime pas vraiment Debussy, et qu'il est
très rare que je le trouve mal interprété preuve supplémentaire ce
soir) Il y eut de belles sonorités, avec un réel effort pour jouer
avec tout le corps, c'était tout à fait suggestif rien à dire
Les ennuis reprennent hélas avec « Les Adieux » de Beethoven :
toujours cette même propension à couper les phrases, à hacher le
propos, à choisir toujours la voie la plus « facile » : il y a ainsi
sans arrêt des notes « pivot », et d'autres qui semblent n'être que
des « faire-valoir » Je lis dans le programme que Goode est « un des
plus grands représentants actuels de la musique de Beethoven » Voilà
qui serait inquiétant heureusement que c'est faux ! Je rajouterai,
sur un plan plus purement pianistique, que le « retour » de ces «
Adieux », certes noté vivacissimamente (rien que ça !), n'était pas
exempt de « trucs » : ça « glissait » même allègrement (c'est-à-dire
que des notes étaient jouées sans l'être vraiment pour elles-mêmes)
Je passe sur la sonate de Schubert (D. 959) qui succédait à
l'entracte, et qui semblait n'être là que pour assurer à notre
pianiste (grâce à son célébrissime Andantino) le succès escompté ce
qui ne manqua pas En bis, je ne me souviens que du mouvement lent du
concerto italien, et ce n'était pas franchement meilleur que le
reste au contraire, même
Juste encore deux remarques, pour en finir avec cette soirée :
D'abord une note « plaisante » : bien que les ayant plus ou moins
cherchés (ça m'intriguait, quand même !), je n'ai vu à l'entracte ni
Lugansky, ni Rudenko. Et, sauf erreur, ils n'occupaient plus lors de
la seconde partie les places qui avaient été les leurs pendant la
première (je sais, c'est pas bien de cafter)
Enfin, une note plus triste : en sortant, j'entends deux dames
discuter (je précise que ça aurait aussi bien pu être des
messieurs), et l'une finit par confesser à l'autre que la sonate de
Mozart du jour l'avait beaucoup plus touchée que celle de la veille
Eh oui ! Ça me fait mal aussi d'entendre des choses pareilles mais,
en y réfléchissant bien, c'est assez logique finalement, car
l'interprétation de Goode visait exactement à cela : plaire (non
par « racolage », mais par « simplification »)
Nous arrivons au samedi 10 août. Comme j'ai séché cette fois-ci la
séance hindemithienne du matin (avec un certain Toros Can), vous me
pardonnerez de passer directement au soir : Angelich dans les Années
de Pèlerinage (l'intégrale, toujours sans Venezia e Napoli). Tout
d'abord, rappel des faits : l'an dernier, même lieu, même heure, même
interprète, même programme ; et si j'étais resté assez sceptique face
à la première année, la suite, par contre, m'avait enthousiasmé.
Eh bien rien de tel cette fois-ci : c'est magnifique dès le début !
Je suis même à présent convaincu que l'« amélioration » est objective
(un ami qui m'accompagnait l'an dernier et qui a ce samedi écouté la
retransmission radio me l'a confirmé) D'ailleurs, Angelich a
reprogrammé durant cette saison cette première année « suisse »
isolément (par exemple à Toulouse), et l'interprétation en est
devenue à l'évidence beaucoup plus mûre et aboutie.
S'il y a donc toujours la même partition sur le pupitre, Angelich
prend en revanche bien davantage son temps, et il habite les silences
avec un art admirable, il parle Nous sommes réellement confrontés à
une musicalité rare, exceptionnelle La « Vallée d'Obermann » par
exemple, qui m'avait paru si « poussive » la première fois, atteint
ici un sommet d'inspiration (comparé à Mardirossian la veille !) :
très lente, lentissime même, mais idéalement caractérisée, c'était
comme si on explorait pas à pas un territoire inconnu (le fait
qu'il « lisait » renforçait d'ailleurs cette sensation). C'était une
histoire extraordinaire qui nous était contée, l'histoire de la
musique peut-être à moins que ce ne soit la propre vie de Liszt Et
ça a continué comme ça, sans que je remarque la moindre chute de
tension, jusqu'à la « Dante sonate » (incluse !) Après cette
performance, Angelich paraît comme « ivre » (à l'image de l'an
dernier, il marche « en apesanteur » et semble même être en peine
de trouver la sortie de scène !) Quant à moi, par moments, je m'étais
dit que ce diable de Liszt avait écrit la plus belle musique qui soit
C'est donc l'heure du second entracte ; et c'est hélas aussi le
moment que choisit le vent, raisonnable jusque-là, pour se renforcer
dans des proportions préoccupantes Est-ce la seule cause de ce qui
va suivre ? On ne le saura jamais. Toujours est-il que le jeu de
notre pianiste s'est ensuite comme délité ; en quelques minutes, la
magie s'était envolée : exactement l'inverse de l'an dernier (comme
s'il avait cette fois-ci démarré trop tôt !) Jamais on ne retrouvera
ce dépouillement qui progressivement gagne, cet adieu à la mélodie,
cette désolation apaisée qui avaient envahi l'an dernier toute cette
troisième année Angelich semble avoir « lâché le morceau »,
mentalement, et du coup des défauts « pianistiques » réapparaissent :
on réalise mieux alors combien il compense en fait en temps normal,
par des qualités musicales admirables, une technique qui est quand
même à la base de nature « digitale ». Dès lors donc qu'il se laisse
un peu aller (mais comment il est vrai chercher des sonorités et
faire parler les silences au milieu des bourrasques sans parler du
froid?), tout retombe d'un cran et la crispation, toujours sous-
jacente chez lui Angelich est bourré de « tics » de relaxation ! ,
engendre à nouveau platitudes et duretés
Sûrement s'est-il plus ou moins rendu compte de la situation et, du
coup, la fin « optimiste » de l'an dernier (un sublime andante de
Mozart en bis) a laissé place à une fin beaucoup plus pessimiste,
fermée : reprise pas meilleure du reste de la dernière pièce, le
Sursum corda.
Je précise que mon diagnostic sur cette fin de soirée a été plus ou
moins corroboré par les trois personnes qui étaient avec moi et
complètement confirmé par cet ami qui m'avait accompagné l'an dernier
et qui était cette fois à l'écoute de France-Musiques Je dis juste
ça car une baisse de vigilance coupable ! de ma part aurait fort
bien pu se produire.
Cela dit, les innombrables merveilles des deux premières heures
suffisent amplement, vous vous en doutez, à « sauver » un récital qui
appelle évidemment les plus vives louanges.
Peu de chances de quitter les sommets le jour suivant avec la nuit
quatre mains deux pianos. Je dirai même qu'il y avait une (forte)
éventualité de grimper encore quelques marches vers les cimes avec le
premier concert : Lugansky et Rudenko !
Certes, il y avait encore du vent. À Marseille, c'était même la
tempête, ce qui dans l'après-midi m'a fait craindre le pire. Mais
heureusement, comme par miracle, le soir à la Roque, c'était
supportable : le bruit de fond se fit vite oublier, seules par
moments deux-trois rafales m'ont un peu distrait Rien de dramatique,
cependant.
Quinze jours après, je ne trouve par conséquent qu'une seule vraie
critique à formuler : c'était trop court !
Ça débutait par une sonate de Poulenc comme Poulenc lui-même, sans
doute, n'a pas eu la chance d'en entendre Certains critiques
français qui ont un dogmatisme opposé au mien ! oseront peut-être
reprocher (j'ai déjà lu un papier allant dans ce sens) les dérives «
prokofieviennes », voire « rachmaninoviennes » de ce Poulenc Je
prétends moi que si Poulenc n'a jamais conçu son uvre ainsi
interprétée (ce qui est probable), c'est uniquement qu'il n'avait pas
à sa disposition de pianistes du calibre de ces deux-là ! Un point
c'est tout ! Dans ce domaine, je n'en démords pas, la mariée n'est
jamais trop belle En effet, on entendait tout, la structure était
limpide, c'était souple, profond, pas du tout dépourvu d'esprit
qu'est-ce qu'on veut de plus ? Il est écrit quelque part que la
musique française doit impérativement être jouée du bout des doigts,
de façon sèche et ennuyeuse ?
Vient le tour de la seconde suite de Rachmaninov (Lugansky est
toujours à gauche, de « mon » coté). Inutile de trop s'étendre sur
cette interprétation : peut-être peut-on faire mieux sûrement même
mais comme je suis personnellement bien incapable de concevoir ce
qu'il y aurait à améliorer J'ai pensé un instant que la valse le
second mouvement était un peu rapide (l'ont-ils jouée si vite l'an
dernier ?), mais comme ça semblait tout aussi « évident » à ce tempo-
là D'ailleurs, comme s'ils avaient voulu me convaincre
définitivement, ils ont repris cette même valse en bis, toujours
aussi vite, mais cette fois-ci sans partition ce qui dit bien la
maîtrise de nos duettistes Sans davantage de failles que la première
fois, cela va sans dire.
Juste un mot sur le spectacle purement visuel, à lui seul fascinant :
Lugansky, très concentré comme d'habitude, fait admirer sa
traditionnelle mécanique pianiste, formidablement huilée ;
décontracté au maximum, souverain, il colle au clavier, tout est
maîtrisé c'est impressionnant. De l'autre côté, j'observe alors
Rudenko dont bien sûr je ne vois pas les mains , et lui ondule
légèrement des épaules, et c'est tout ! Il a l'air tellement
tranquille que je me demande presque où est passée sa cigarette
(qu'il ne quitte guère au « civil ») ! Car il faut vraiment qu'on
entende qu'il sort de son piano des choses tout aussi stupéfiantes
que de celui de Lugansky pour se persuader qu'il est bien en train de
jouer.
Pour la Valse de Ravel qui suit, le « doute » n'est plus permis : ils
changent de place et effectivement, Rudenko ne fait pas semblant. Il
joue. Et de quelle façon ! Cet homme est en caoutchouc : il malaxe
les touches, ça rebondit de partout, quel numéro ! Quant à
l'interprétation Les « fantômes » du début, le charme un peu
vénéneux du premier thème de valse, le vertige né de ses
métamorphoses au gré des crescendos successifs, jusqu'au paroxysme
final il y avait tout ; et dans une réalisation d'une précision
confondante et d'une plénitude sonore luxuriante !
L'acclamation qui suivit allait de soi. En bis, la « Jamaika Rumba »
de Benjamin (que je n'avais jamais entendue et que j'ai prise pour du
Darius Milhaud), puis donc la reprise du Rachmaninov par cur
Ce qui est vraiment extraordinaire avec ce duo et ce qui le rend à
mon avis unique , c'est, certes, qu'il rassemble deux des tous plus
grands pianistes du moment (deux copains en plus), mais surtout qu'il
est formidablement complémentaire même si les deux sont, c'est
nécessaire, stylistiquement assez proches : avec deux Lugansky, ou
deux Rudenko, je suis sûr que ce serait moins bon. Lugansky apporte
en effet la rigueur, la caractérisation, mais aussi de la tenue et du
charme, tandis que Rudenko ajoute de l'élasticité, de la rondeur, du
fantasque, voire un certain détachement Une alliance qui,
assurément, n'est pas prête à être supplantée !
Après une pause, ce sera ensuite au tour de Brigitte Engerer, avec
Berezovsky Dans un programme sous-titré « une nuit à l'opéra » Eh
oui, ce brave Boris nous aura tout fait ! On était en tout cas
tranquillement en train d'attendre que ça démarre lorsque soudain
Rudenko surgit, tout agité, devant les gradins (il a remis sa tenue
de plage, sa tenue de camouflage) ; il échange alors quelques mots,
en russe, avec quelqu'un dans les tribunes, puis s'éloigne, d'un pas
pressé (il court comme il joue : un gros chat !) ; une minute plus
tard, il revient en « traînant » derrière lui son cher Nikolaï, tout
beau tout propre et à l'évidence un peu gêné de se faire ainsi
remarquer (car si Rudenko passe sans problème inaperçu, Lugansky,
lui, se fait immédiatement applaudir : c'est une star !) Et les voilà
qui viennent s'asseoir, pour une fois devant, au deuxième rang (je
suis juste quatre sièges plus à gauche) Ça peut enfin commencer
Pour les extraits de « La Belle au bois dormant » de
Tchaikovsky/Rachmaninov, c'est Engerer qui est en haut. Que dire ? Un
style quelconque (pour ne pas dire pas de style du tout), des
sonorités assez métalliques On retombe de haut ! Berezovsky, dans
les basses, se contente d'assurer (fort bien) le service minimum,
sans apparemment se formaliser le moins du monde de ce qui se passe à
côté de lui.
Passons donc vite à autre chose : Borodine et ses « Danses
polovtsiennes ». Avec cette fois-ci Berezovsky à droite Et là, c'est
extrêmement cruel pour notre sympathique Brigitte : c'est comme si on
était passé subitement d'un mauvais Yamaha à un somptueux Steinway !
Tout se met d'un coup à vivre, et direction les steppes russes !
Finies ces duretés dans le médium et l'aigu, finie cette raideur de
phrasé ! Engerer tente alors de s'accrocher au wagon elle y
parvient du reste pas trop mal , car Berezovsky, lui, se déchaîne :
tout le parc du château est entraîné dans la danse. Les rythmes
bondissent, acérés, sans qu'on ne sente pourtant jamais rien
d'électrique ni de nerveux. La puissance est phénoménale, mais en
même temps, le son est presque doux Toujours en fait ce même
secret : la décontraction ! C'est bien simple, Berezovsky, déchargé
qu'il est de la pédale par sa partenaire, ira jusqu'à jouer tout un
passage les jambes croisées, étendues sous le piano comme s'il
était dans son salon Même si à l'évidence il se dépense, on ne sent
pas vraiment d'effort C'est en fait tout aussi « facile » que chez
Rudenko, mais avec sans doute une sensation de réserve de puissance
encore supérieure
On passe ensuite à deux pianos, mais là encore, je ne suis qu'à
moitié satisfait : sans parler du programme qui n'était pas toujours
d'un intérêt supérieur (l'ouverture de la « Flûte enchantée »
transcrite par Busoni, le grand duo de Thalberg sur « Norma », et
enfin les Réminiscences de « Don Giovanni » de Liszt), ce second duo
de la soirée est bien moins cohérent et a bien moins de classe que le
précédent qui, devenu spectateur, j'en témoigne, a écouté tout ça
avec une concentration et une acuité exemplaires Reste donc le piano
de Berezovsky, qui certes se laisse parfois un peu aller, comme dans
le « Don Giovanni » lisztien par exemple (Lugansky, ici, aurait
sûrement été plus « subtil »), mais qui offre aussi des moments
géniaux, fulgurants (le début de l'ouverture de la « flûte » en
particulier, avec un cantabile et des registrations idéales,
exactement dans l'esprit de Busoni mais gâchées hélas par les
interventions prosaïques du second piano)
Un concert mitigé par conséquent, qui a confirmé les talents
protéiformes de Berezovsky, mais qui nous a en revanche présenté une
Brigitte Engerer malheureusement en régression (elle vit sur ses
acquis, j'ai l'impression, et ses acquis s'épuisent)
Il y a ce soir-là une foule invraisemblable autour de la table des
dédicaces, devant laquelle nos quatre protagonistes sont sagement
installés. J'observe la scène de côté : Engerer semble la seule à
prendre un vrai plaisir à l'exercice (il faut dire qu'elle parle
français ce qui aide pour discuter, et surtout qu'elle se trouve
en bien flatteuse compagnie !) ; Berezovsky a l'air lui plutôt abattu
(il signe pendant un quart d'heure, avachi, et avec à nouveau la même
petite fille derrière lui, toujours agrippée à son coup J'ai
l'impression que sa tête a déjà quitté les lieux contrat rempli !)
Quant à Lugansky et Rudenko, ils s'acquittent de leur tâche avec
professionnalisme la routine.
Longue journée lundi, puisqu'on attaque dès 16 heures, dans la petite
enclave baptisée espace Forbin : un ami américain m'a en effet
convaincu d'aller écouter Piers Lane, un illustre inconnu (pour moi),
manifestement anglo-australien Le programme : des adaptations et
transcriptions de Percy Grainger, puis une Dumka de Tchaikovsky, et
enfin les variations sur un thème de Chopin de Rachmaninov
Lane possède une certaine virtuosité. Rien d'exceptionnel (tout est
assez rigide) mais enfin, il a quand même des doigts. Le problème,
c'est que stylistiquement, et pour ce qui est de la qualité du son,
c'est du piano-bar ! Alors je veux bien que la musique de Grainger,
ce soit ça : des adaptations plutôt vulgaires de « tubes »
classiques Vu sous cet angle, c'était donc pas si mal. Disons que si
j'avais entendu ça « bourré », à quatre heures du matin dans une
cave, ça m'aurait peut-être plu Seulement là, entre Lugansky et
Rudenko, franchement, j'ai eu plus de mal ! Autre problème : passe
encore pour Grainger ; l'ennui, c'est que notre homme a joué
Tchaikovsky et Rachmaninov en gros de la même manière ! Et
malheureusement, c'était même pas drôle : jamais pour tout dire ces
variations de Rachmaninov ne m'ont paru aussi longues
J'ajouterai que j'ai eu beau faire la grève des applaudissements (car
il faut quand même bien instaurer un minimum de hiérarchie !), le
bougre est parvenu à donner trois bis Interminable !
Je fais donc d'urgence une petite promenade dans le parc pour m'aérer
un peu les oreilles il fallait bien ça , et très vite arrive
l'heure du récital suivant : Vadim Rudenko !
Malheureusement, celui-là n'a toujours pas droit à un « vrai »
récital, en nocturne. On se souvient que l'an dernier, il avait déjà
joué à cette heure-là et déjà par jour de Mistral (soit les pires
conditions possible) Eh bien cette année, je crois que ce fut pire
(si c'est possible) : de tous, il est celui qui a eu à subir, et de
loin, le vent le plus violent (une vraie tempête, plus encore que le
soir de la nuit Liszt avec Angelich). Alors je sais bien qu'au même
moment la moitié de l'Europe était sous les eaux nous n'étions
finalement pas si mal lotis , mais il n'empêche que ça m'a quand
même fait râler. C'était vraiment pas de chance. Enfin
En tous les cas, comme il était absolument hors de question que je
manque des choses importantes, bien que muni d'une place en temps
normal excellente, je décidai de m'incruster au premier rang, tout en
face des mains, juste à côté en fait du président du festival (que je
saluai d'un « Bonjour Monsieur le président ! » ça fait toujours
plaisir !) Par chance personne ne viendra m'en déloger J'ai donc en
fin de compte très bien entendu, ce qui n'a malheureusement pas été
le cas de tout le monde. Car Rudenko, comme il se doit, n'a pas
cherché à compenser ces conditions exécrables en forçant le son. Au
contraire même : comme on se fait souvent davantage entendre, au
milieu d'un brouhaha, en parlant faiblement, il a choisi d'attaquer
ses préludes de Chopin avec beaucoup de douceur, beaucoup de
subtilité, beaucoup d'élégance. Ce n'était certes pas
fondamentalement différent de ce qu'il avait fait quelques jours plus
tôt à Séguret on retrouvait ce coté très « elliptique » mais j'ai
trouvé qu'il y avait quand même plus de conduite, un soin apporté à
l'unité du cycle plus marqué (il est vrai que cette fois-ci, il
jouait l'intégralité). En vérité, c'était extrêmement proche, pour
ceux qui la connaissent, de la (rare) version de Gilels (à Leningrad
en 1953) : mêmes transitions, même respiration, même naturel Tout
comme Lugansky du reste n'était l'autre soir pas si éloigné de l'«
Appassionata » de studio, de 1973 À noter pour finir juste deux-
trois « canards » à la main droite dans le dix-neuvième prélude
dont « on se tape » toujours autant !
Vient ensuite un impromptu de Schubert (le troisième de l'op. 142
celui à variations). Je n'aime pas trop en général les impromptus de
Schubert en concert ; je trouve ça un peu « facile » Eh bien celui-
ci restera pourtant comme un des tous grands moments de ce festival :
j'ai adoré ! J'avais même oublié que cette pièce était si belle. Du
coup, je l'ai réécoutée en rentrant (par Fischer, Schnabel, Lupu,
Zimerman, etc.), mais j'ai à chaque fois été déçu ! Il y avait en
effet chez Rudenko une façon d'être profond s'en s'appesantir, ainsi
qu'une sophistication extrême, mais toujours classique c'était
merveilleux.
Enfin, les variations Paganini. J'ai d'abord été déçu, car je pensais
qu'il jouerait à la Roque le cycle complet, or, comme à Séguret, il
n'a donné que le second cahier. Cependant, difficile d'être déçu
longtemps quand on entend ce qu'on a entendu C'était tout à fait
dans le même esprit, mais mieux « fini » encore que la semaine
précédente, plus concentré. Et toujours cette sensation incroyable :
il va certes au fond des choses, au fond du clavier, techniquement,
c'est très profond, mais on a pourtant la sensation que tout est
aérien Les variations s'enchaînent, comme des ovnis, et puis c'est
fini ! Rapidement fini pour de bon d'ailleurs, car autant le récital
précédent de Piers Lane m'a semblé durer mille ans, autant celui-ci
est passé comme un éclair.
J'ai applaudi et applaudi encore, aussi fort que j'ai pu
(malheureusement, étant au premier rang, je ne pouvais faire vibrer
les gradins avec les pieds !), mais Rudenko n'a hélas été rappelé que
deux (petites) fois : honte au public ! Nous eûmes donc droit à
nouveau au Bach-Siloti (toujours sans reprise, mais peut-être encore
plus sublime), puis à une pièce virtuose inconnue de moi (sans doute
une étude, peut-être anglo-saxonne)
Je quitte l'endroit en tout cas avec une nouvelle certitude (enfin,
pas tout à fait nouvelle quand même) : j'adore ce Rudenko !
Lors de la séance de signatures, après avoir félicité le héros,
j'interpelle René Martin et le supplie de programmer enfin ce
bonhomme l'année prochaine à 21 heures 30 et de convoquer ce jour-
là une belle soirée d'été sans vent ! M'écoutera-t-il ?
Après un charmant repas (un pique-nique dans le parc, bien à l'abri
du vent derrière un des 365 platanes qui bordent les allées), je
suis d'excellente humeur, mais la soirée qui se prépare débute
pourtant par un mauvais présage : je découvre en effet en
réinvestissant la foule la même engeance qui, cinq jours plus tôt,
s'était déplacée pour Nelson Freire. Elle a cette fois été attirée
par Arcadi Volodos.
Toujours la même connaissance parisienne (qui trouvait que
Berezovsky « cognait »), m'annonce alors que ce phénomène (Volodos)
serait le nouvel Horowitz. Je lui réponds bien sûr que j'espérais que
c'était vrai, mais qu'il aurait quand même pu venir deux heures plus
tôt il était juste à côté, dans le Lubéron , car pour dix
malheureux euros (le soir, on est plus proche des cinquante), il
aurait pu entendre le nouveau Gilels ce qui n'est pas mal non
plus ! Et en plus, il était prévenu (par moi l'autre soir). Mais
enfin
Ce Volodos, bizarrement, à part une broutille entendue un jour à la
radio dans la voiture, je ne le connaissais que par les écrits que
j'avais lus sur lui. Je n'ai même jamais acheté un seul de ses
disques un pressentiment ? Cela dit, je n'excluais pas du tout que
ce fût effectivement exceptionnel (j'aime beaucoup Horowitz aussi !),
et j'étais prêt à repartir avec une petite collection de disques
dédicacés ! le cas échéant Je serais vite fixé
Tout d'abord, on reçoit un choc : on s'attend en effet à un jeune
homme de trente ans ce qu'il est ! , or il semble en avoir le
double Une démarche d'automate, comme si le pauvre était perclus
d'arthrose ! Il s'assoit sur une chaise, se cale bien au fond du
dossier, et ça démarre Toute la première partie est consacrée à
Scriabine, et même pour commencer au Scriabine « dernière manière »
le plus ardu. La première chose que je remarque est une qualité de
son tout à fait excellente (la technique, assurément, n'est pas «
digitale » et il a en plus de la chance, car le vent est en train
de tomber complètement) Mais très vite, je sens que quelque chose ne
va pas du tout : nous sommes dans la septième sonate (« Messe
blanche »), et je n'y comprends absolument plus rien. J'entends un
flot de musique, indifférencié, sans aucune caractérisation Il y a
bien des forte et des piano, mais aucun contraste ! Certes, c'est
fluide, mais je n'entends qu'un seul plan, et la structure des uvres
est comme un long ruban qu'il déroule, sans fin On en vient ensuite
à des pièces mieux connues études, préludes mais ça ne s'arrange
pas du tout : il y a en plus des trivialités, c'est pas toujours de
très bon goût c'est en fait du Scriabine très conventionnel !
Le public semble comme sonné, groggy, et à la fin des
applaudissements, personne n'ose se lever pour l'entracte (et
pourtant, une petite « coupette » s'imposait !) Beaucoup en fait
devaient se demander si c'était bel et bien fini (on ne sait jamais,
au cas où ça aurait été seulement la fin de la sonate) Quant à moi,
ma religion est faite : du Scriabine invertébré comme ça, c'est
insupportable ! Malheureusement, en discutant un peu, même avec ceux
qui avaient manifestement « souffert », je m'aperçois qu'ils pensent
que c'est Scriabine lui-même le seul responsable L'interprétation,
elle était forcément merveilleuse : pensez-donc, un pianiste pareil !
Je tombe ensuite sur une connaissance pianiste professionnel, et
lui demande si Volodos a bien joué les trois pièces du début, prévues
avant la sonate (je n'ai, moi, pas su toutes les identifier) : eh
bien il est incapable de me répondre ! Il n'a visiblement rien
compris non plus (?!?), ce qui ne l'empêche pas d'affirmer que
c'était remarquable ! Alors là, moi, je dis stop ! C'est quand même
pas la première fois que j'écoute du Scriabine, et il n'est pas
interdit d'y prendre du plaisir ni même d'y comprendre quelque-
chose ! Le challenge principal pour l'interprète, c'est justement
d'éviter de transformer cette musique en soupe mystique complètement
indigeste La musique de Scriabine, plus qu'une autre encore, demande
à être construite, que diable ! Je réintègre certes mon siège, mais à
reculons et en colère !
En deuxième partie, ce sera d'abord la première sonate de Schubert
(D. 157) : toujours des sonorités superbes un narcissisme sonore en
vérité carabiné ! et toujours aucun vrai discours. Volodos
juxtapose une série de miniatures, toutes plus sophistiquées les unes
que les autres, mais ça ne « fonctionne » pas du tout Ça frise même
par instants le ridicule ! Tout est mièvre, l'articulation est
maniérée, il n'y a aucune pulsation, pas la moindre tension pour
tout dire, c'est limite inaudible Et pourtant, il est russe (je ne
pensais vraiment pas pouvoir écrire ça un jour à propos d'un «
grand » Russe !), et il sait sacrément bien jouer du piano En tout
cas, pour un nouvel Horowitz, merci bien Au jeu des sosies, je
trouve que mon nouveau Gilels, même s'il n'est pas parfait, est
autrement plus ressemblant !
Ensuite, nous aurons trois Schubert/Liszt, parmi les plus beaux
(extraits du « chant du cygne ») ; et là encore, on baigne en plein
hédonisme sonore. De tout le récital, c'était certes à mon sens le
plus supportable. Néanmoins, je sentis quand même davantage la
prétention au sublime que le sublime lui-même
Mais voilà que se profile enfin le clou du spectacle. Car qu'on se le
dise, tout ce qui précédait n'était qu'un hors-d'uvre. L'important,
c'est maintenant. Vous avez souffert dans Scriabine ? Normal, c'était
fait pour ça. Mais à présent rassurez-vous, c'est fini : l'heure du
cirque est arrivée ! Alors, pendant une demi-heure, de la treizième
rhapsodie hongroise de Liszt (légèrement « améliorée ») jusqu'au
dernier bis (une « marche turque » de Mozart qui comportait davantage
de notes que l'entier troisième concerto de Rachmaninov), je me suis
affaissé, petit à petit, au fond de mon siège de désespoir. Et si
je ne détestais pas tant ceux qui le font en temps normal, je serais
même parti avant la fin (car l'hystérie du public était telle que ça
aurait pu durer encore longtemps)
C'est marrant, mais en deux heures, ce Volodos a réussi l'exploit de
se rendre à mes yeux parfaitement antipathique. Il a certes un
certain talent pour ne pas dire un talent certain , mais tout le
petit système, manifestement très bien rôdé, qu'il a construit autour
de ça me donne la nausée Alors est-il exact qu'il est un des seuls
qui parvienne encore aujourd'hui à se faire programmer au Carnegie
Hall ? Parce que si c'est le cas, si c'est ça le standard de la
musique classique de demain, eh bien moi je troque tout de suite mon
violoncelle pour une contrebasse, et je me mets au jazz ! Ou même au
rock.
En m'éloignant, j'aperçois Rudenko (sans Lugansky ce soir, car ce
dernier s'est sûrement déjà envolé vers d'autres cieux, vers d'autres
triomphes il n'était déjà plus là à 18 heures pour le récital de
son partenaire favori). Rudenko, lui, a bien assisté à tout le
concert (dans un coin sur la gauche, toujours incognito avec son
maillot rayé), et il fait à présent les cent pas, seul, absolument
seul Le tableau du reste est surréaliste pour ne pas dire
pathétique : des centaines de personnes, surexcitées, attendent
devant la table des dédicaces un Volodos qui d'ailleurs ne vient pas
(sans doute se fait-il savamment attendre je serai en tout cas
parti avant qu'il ne daigne se montrer), et à cinquante mètres de là
il y a Rudenko, en compagnie de sa seule cigarette, qui tourne en
rond C'est d'une tristesse infinie (pour nous je précise ; car
Rudenko, lui, semble très indifférent à la situation) On va donc le
saluer une fois encore et une amie, qui elle parle vraiment anglais,
lui dit combien nous avons apprécié son concert, et notre vif souhait
de le voir programmé l'an prochain en soirée. Et surtout sans vent !
Elle ajoute enfin qu'elle espère qu'il continuera longtemps à jouer
le prélude de Bach-Siloti en bis Je ne suis pas sûr qu'il ait tout
compris (en particulier l'allusion aux bis), mais qu'importe. Il nous
sourit, nous remercie et nous salue
Un jour de pause, et je remets ça le mercredi 14 août pour la nuit
Ravel à l'Étang des Aulnes (c'est pourtant pas compliqué, c'est
marqué partout, sur le programme, sur les billets : ÉTANG DES
AULNES !!! Aargh) Au programme, les deux concertos, plus l'Alborada
et le Boléro.
Cet Étang des Aulnes est un endroit charmant, un beau mas avec une
vaste pelouse qui descend en pente douce jusqu'à l'eau un vrai
décor de cinéma , sauf que ces étangs sont le réservoir à moustiques
de toute la région ! L'organisation déverse donc juste avant notre
arrivée des tonnes d'insecticide devant le lieu du concert (avec une
turbine), ce qui permet à tout le monde de rentrer à la fin à peu
près sain et sauf Piqué de partout mais vivant ! Le lieu du concert
justement, c'est une vaste grange rectangulaire en pierres, munie
d'un toit ; les gradins sont installés dans la grange même, aux deux
extrémités, ainsi évidemment que devant l'ouverture laissée par le
mur manquant.
L'orchestre national d'Ile de France est à 20 heures au grand
complet, sous la direction de son chef Jacques Mercier, pour débuter
la soirée avec la version orchestrale de l'Alborada del Gracioso
(choix cocasse dans le cadre d'un festival de piano, mais bon)
Résultat : ça fait beaucoup de bruit ; mais vraiment beaucoup
beaucoup de bruit !
Marc-André Hamelin fait ensuite son apparition pour le concerto pour
la main gauche, et moi de me dire qu'avec une seule main en plus, le
pauvre risquait d'avoir le plus grand mal à rivaliser avec un
orchestre pareil Malheureusement, je ne croyais pas si bien dire :
je n'ai quasiment rien entendu du piano ! Non pas en fait que
l'orchestre fut vraiment fautif (il fut médiocre, mais inoffensif)
Non, le problème, c'était l'acoustique : j'avais pourtant une «
bonne » place, à l'extérieur, assez proche du piano, sur la gauche,
mais autant la moindre des interventions de l'orchestre me revenait
dans les oreilles amplifiée, autant le son du piano partait je-ne-
sais-où, mais en tout cas pas de mon côté Difficile donc dans ce
contexte de porter un jugement sur une interprétation qui m'a quand
même semblé très digne. Sans doute pas très originale, un peu «
lisse », mais pas si mal. Je n'avais jamais entendu Hamelin en vrai
seulement en disque , et il mérite sûrement d'être réécouté. En bis,
il joua un Poulenc (très fluide, très « français »), puis
Polichinelle de Villa-Lobos (très brillant, très amusant), et enfin
l'étude op. 2 n° 1 de Scriabine (un peu moins réussie Légère
tendance à ralentir avant chaque pianissimo).
Concert frustrant par conséquent, qui aura en tout cas eu un mérite :
celui d'atténuer mes regrets quant à ma bourde de la semaine
précédente. En effet, écouter Lugansky dans des conditions pareilles
(car je crois que j'avais une place à peu près dans les mêmes
parages), ça aurait été de la souffrance !
Un entracte, et c'est maintenant le concerto en sol, avec cette fois-
ci Roger Muraro qui a triomphé deux semaines avant à la Roque dans
une nuit Messiaen fort louée J'ai réussi à me déplacer pendant la
pause et, maintenant recentré, j'entends nettement mieux. C'est pas
parfait je préfère largement l'acoustique sèche de la Roque mais
enfin, au moins, c'est « possible ». L'orchestre pour commencer m'a
paru cette fois-ci un peu meilleur, plus concerné, moins vulgaire. Le
pianiste par contre Voilà l'archétype du « bon » pianiste français,
comme on les aime chez nous Un pianiste « irréprochable ». Un
pianiste à la technique « digitale souple » Je m'explique : Muraro a
une excellente main et il est très décontracté mais seulement
jusqu'au coude Après (épaule, dos), c'est rigoureusement bloqué. Il
fait donc tout avec les avant-bras et les poignets, ce qui, on s'en
doute, bride considérablement son potentiel sonore (on vient
malheureusement pour lui d'avoir suffisamment d'exemples qui nous ont
montré que le vrai grand piano, c'est pas ça !) Quant à
l'interprétation, disons qu'il fait toujours tout « comme il faut ».
C'est comme s'il imitait en permanence une interprétation « idéale »
Pour être méchant (mais c'est tellement vrai !), je dirai donc qu'il
imite quelque chose qui n'existe même pas ! Résultat, c'est
toujours « bien », mais moi je trouve ça toujours prodigieusement
ennuyeux et ce concerto en sol n'a pas dérogé à la règle (car
Muraro, je le connais bien, je l'ai entendu souvent) Trois nouveaux
Ravel en bis aussitôt entendus, aussitôt oubliés (c'étaient les
hommages à Chabrier et à Borodine, ainsi que le mouvement lent de la
sonatine). Un dernier mot (pour relativiser ma sévérité) : Messiaen
considérait Muraro comme un très grand interprète de sa musique je
n'exclus donc pas formellement que Ravel aurait apprécié le concerto
de ce soir.
Pour finir, le Boléro Je ne ferai pas là de long commentaire, et me
contenterai, en tant que violoncelliste (même amateur, ça change
rien), de dire toute ma solidarité pour mes « confrères » qui ont été
une fois de plus obligés de faire la « pompe » pendant un quart
d'heure, sans avoir une seule fois la possibilité de jouer le thème
en entier alors que tous leurs collègues avaient eux successivement
leur minute de gloire ! Voilà une injustice insupportable !
Je reviens encore à la Roque le 17 d'une certaine façon en
éclaireur : Paul Lewis donnait en effet cette année, en cinq
journées, l'intégralité des sonates de Schubert, et je voulais savoir
si la dernière nuit, le 21, avec les quatre dernières, vaudrait le
coup Je suis donc allé écouter les sonates D. 575 et D. 784, ce
samedi à 18 heures 30 La réponse à ma question ne tarda guère : ce
sera non ! Non merci !
Voilà donc l'élève régulier, le « disciple » de Brendel D'abord, la
technique : bien sûr, j'aurais pu me douter que ce n'était pas chez
Brendel qu'il risquait d'avoir appris l'art de la décontraction Ça
lui fait donc quelques circonstances atténuantes, mais les faits
demeurent : tout cela est raide, raide, raide ! En plus, Lewis est
plutôt gringalet, ce qui fait que son son n'a strictement aucune
épaisseur, aucune personnalité, aucune vie Alors moi je veux bien
qu'on défende l'idée qu'il n'y a pas que la technique, qu'il n'y a
pas que le son, et que l'interprétation, ça compte aussi. Bien sûr
(voir Volodos !) Mais enfin, une intégrale des sonates de Schubert
avec un son qui pourrait avoir été produit par un piano mécanique,
moi ça ne m'intéresse pas. Même si ce piano mécanique a été programmé
avec toute la science musicologique du monde par Monsieur Brendel en
personne Prenez le début de la sonate en la mineur : il n'y a aucune
difficulté particulière, il s'agit juste de créer un climat, et Paul
Lewis fait tout comme il faut tempo, nuances , exactement comme
tous les plus grands pianistes dans cette uvre. Et pourtant, la
sauce ne prend pas La raison, à mon avis, est très « simple » :
Lewis peut faire un « do » à dix décibels, ou à quinze décibels, ou
encore à vingt décibels, mais il est incapable de faire vingt « do »
différents, tous à vingt décibels En effet, il produit toutes ses
notes avec une impulsion du doigt, sans jamais, sauf par «
accident », que le doigt ne soit « porteur » de la masse du bras, et
encore moins de la masse du corps entier ce que j'appelle par
conséquent « technique digitale ». On peut certes aller très loin en
jouant ainsi (jusqu'à faire une intégrale Schubert à la Roque
d'Anthéron !), mais sûrement pas au plus haut niveau. Il y a une
limite infranchissable Au disque, la prise de son aidant, ça peut
parfois faire illusion (quand l'interprétation est inventive) En
concert par contre, c'est pour moi rédhibitoire (d'autant que
l'interprétation du jour n'avait rien ni de particulièrement inspiré,
ni encore moins d'original du sous-Brendel)
Le programme annonce que ce Paul Lewis est un des plus brillants
représentants du jeune piano anglais J'espère à nouveau que c'est
faux ! Même si je ne l'ai jamais entendu en vrai et bien qu'il joue
sur Yamaha il me semble que Freddy Kempf par exemple, pour choisir
un autre jeune, évolue à un tout autre niveau
Le même soir, Christian Zacharias donnait, avec « son » orchestre de
Lausanne, trois concertos de Mozart dans le cadre de son intégrale
commencée il y a déjà deux ans. Un seul petit problème : je n'avais
évidemment pas pris de billet (car je n'aime pas davantage Zacharias
que Brendel et ses clones) ; or il s'agissait d'un des seuls
concerts complets de tout le festival Néanmoins, comme j'étais sur
place, je décidai d'attendre (écouter, en vrai, les treizième,
vingtième et ultime vingt-septième concertos pas les pires ! ça
ne se refuse quand même pas) Coup de chance (car il y avait une
bonne vingtaine de personnes dans mon cas, et je n'étais nullement
disposé à me battre), une vieille dame bienfaitrice me propose
spontanément un billet de troisième série gratuit même (elle
m'explique que ce n'est pas elle qui l'a payé, et qu'elle se refuse à
faire du bénéfice !) Comme je parviens en plus à dénicher (ce qui,
j'en ai bien l'impression, est presque toujours possible) une place
non occupée dans les tous premiers rangs, me voilà parti pour une
soirée Mozart imprévue et dans des conditions d'écoute idéales
Malheureusement, les miracles s'arrêtèrent là : Zacharias reste quand
même Zacharias Lors de l'introduction du concerto K. 415, on
retrouve certes un orchestre assez svelte, bien équilibré, et
chantant finalement pas si mal. Zacharias, en tunique blanche,
debout, dos au public devant son piano qui a été installé, sans
couvercle, de manière transversale, « mine » la musique plus qu'il ne
la dirige vraiment mais bon, ça passe encore Dès qu'il s'assied et
se met à jouer en revanche, on retrouve ce style galant, très
articulé, qui veut manifestement éviter à tout prix le pathos mais
qui m'apparaît en fin de compte assez vain Ça manque cruellement de
majesté et de nécessité. Je retrouve en fait un peu les mêmes défauts
que chez Goode (la « qualité » sonore en moins) : c'est trop morcelé,
bien souvent la main gauche se contente d'« accompagner », il n'y a
pas de réelle tension
On imagine que cela ne s'arrangea guère dans le très dramatique
vingtième : éviter les lourdeurs, c'est très bien et sous cet
angle, c'était réussi. Cependant, si ça doit être au détriment de
tout le reste ! On devine une telle volonté de sortir de ces
interprétations beethovéniennes et grandiloquentes qu'on nous servait
il y a quelques décennies qu'au bout du compte, l'important semble
être devenu l'ornementation
Pour ce qui est du vingt-septième que j'adore , j'étais bien sûr
heureux de simplement l'entendre Mais il n'empêche, où étaient ces
longues phrases désenchantées, cette construction « harmonique », ces
legato interminables ? Le son clair mais monochrome (on voit que ce
n'est hélas pas sa priorité), les staccatos passe-partout, sans
parler de tous ces traits « glissés », ça ne remplace pas tout à
fait !
En bis, Zacharias délaisse son piano (un Mozart parmi d'autres que je
n'ai pas identifié), comme pour nous prouver non seulement qu'il
n'est pas un grand chef, mais encore que son orchestre n'est pas au-
dessus de tout soupçon (les deux cors naturels sont soumis à la
torture, et nos oreilles avec)
Un concert qui aura eu finalement pour principal effet de me faire à
nouveau amèrement regretter d'avoir été si tête-en-l'air deux
semaines auparavant
Je cherche toujours, après ce récital de Volodos qui m'a profondément
déprimé, à terminer sur une note un peu plus optimiste, alors me
voilà une fois encore sur place le lendemain pour la nuit Chopin.
Sans grand espoir, c'est vrai, mais enfin.
On commence par Akiko Ebi Allez, soyons magnanime, ce n'était pas si
mal ! Une sonorité pas exceptionnelle, mais d'un certain charme, des
lignes bien conduites, sans sentimentalisme, et pas mal d'éloquence.
On n'a pas trop cette sensation parfois ressentie lors de tels
récitals Chopin, assez disparates d'overdose au bout de la
troisième pièce : les études (un op. 25 n° 1 réussi), nocturnes,
mazurkas, ballade (n° 4) et scherzo (n° 3) s'enchaînent, mais ont
chacun leur petite existence propre ce qui est déjà un bon point.
Maintenant bien sûr, malgré une certaine poésie, il y avait aussi des
limites : sonores naturellement (elle n'a pas vraiment la technique
de Berezovsky), mais aussi virtuoses Il y a ceux le meilleur
exemple étant Krystian Zimerman, le chopinien absolu ! qui donnent
l'impression que plus c'est techniquement difficile, et plus ça
devient simple ; et puis il y a les autres, dont Akiko Ebi fait
partie, pour qui c'est quand même le contraire : ça tient tant que ça
tient, et puis des fois ça s'écroule Il en va ainsi de la fin du
scherzo, ou de l'étude op. 25 n° 5, la plus « rapide » de l'histoire
(après deux gros cafouillages, elle est passée directement à la
conclusion en sautant toute la plage lyrique du milieu) La coda de
la ballade, par contre, était à peu près bien Un récital quand même
sympathique.
On accueille ensuite Hüseyin Sermet, un Turc installé en France
Cette fois-ci, la virtuosité est au rendez-vous, mais la technique me
plaît moins : ça « glisse » souvent, il y a des « trucs », des
effets Quant à l'interprétation, elle se veut manifestement inspirée
et originale mais moi, j'ai plutôt du mal à suivre : la structure de
la première ballade se délite au fur et à mesure, la seconde ballade
erre quelque peu sans jamais trouver sa pulsation « naturelle » (ah
Zimerman !), quant au premier scherzo, il tourne carrément au
n'importe quoi C'est finalement l'étude op. 25 n° 7, qui ouvrait le
récital, que j'ai préférée. À noter un bis plein d'humour : il
s'approche de nous et déclare qu'étant donné que la première ballade
a été dédiée à un certain Bodo Albrecht von Stockhausen, il va nous
jouer le huitième Klavierstück de Karlheinz Stockhausen ! Ce qu'il
fait, pas mal du tout d'ailleurs
Arrive enfin Abdel Rahman El Bacha (c'était ce soir-là un petit
voyage en Orient à défaut d'avoir été un vrai voyage en Pologne !)
Il est presque minuit quand ça commence (on a pris un sérieux
retard), et ça va encore être long, très long El Bacha a gagné le
prestigieux concours Reine Élisabeth de Bruxelles en 1978 (à une
époque où on ne jurait que par l'objectivité et la rigueur syndrome
Pollini !) Ça explique en partie sa présence presque constante sur la
scène internationale depuis. Pourtant, on ne m'enlèvera pas de l'idée
que cette victoire représentait une très sérieuse erreur de casting
Car le jeu de ce Libanais est en vérité d'un ennui indescriptible !
Après avoir enregistré une intégrale Beethoven d'une rigidité toute
militaire, il essaie aujourd'hui de se « décoincer » en jouant Chopin
(dont il vient également d'enregistrer l'intégrale : comme il joue
tout pareil, il n'arrive sans doute pas à choisir !) Nous avons donc
eu droit aux préludes (Rudenko, au secours), puis à la seconde
sonate (reviens !), et enfin en bis (car il fut à la fin presque
acclamé : sans doute la délivrance !), à la barcarolle Peut-être un
record mondial de platitude. Et le pire, c'est que les deux-trois
fois où il a tenté de s'éloigner du métronome, on a senti
immédiatement poindre un mauvais goût redoutable Passons
Ça ne fait à présent plus guère de doute : en cette fin de festival,
depuis le départ de tous les « grands », la qualité de la
programmation s'effondre à grande vitesse Connaissant déjà bien
Pennetier et Ivaldi (ce ne sont pas les pires du reste, surtout
Ivaldi), je me risque plutôt pour finir à aller écouter un dernier «
inconnu », Jorge Moyano un Portugais de cinquante ans, grand,
maigre et un peu voûté
Et ça commence par une « Vallée d'Obermann » (troisième fois !) qui
vire carrément au naufrage Technique plus qu'aléatoire, trac
insurmontable, il n'était même plus question de musique J'avais
connu jusqu'alors la « souffrance » tout court (disons pour le
compositeur) je souffrais à présent clairement pour le pianiste
Pire : le public à la fin, « douché », n'applaudit même pas ; et
notre homme, évidemment, qui n'ose plus bouger, tétanisé Horrible !
Au moins vingt secondes, peut-être trente avant que quelqu'un n'ait
le courage de débloquer la situation, et de délivrer ainsi notre
pauvre pianiste. La scène a été violente ! Arrive ensuite la
fantaisie de Schumann. Heureusement, le trac s'apaise un peu, et au
moins, maintenant, les notes sont là Il « passe » tant bien que mal
la fin redoutable du deuxième mouvement (de simple auditeur, je suis
devenu supporter !) et, ainsi mis en confiance, il peut enfin
commencer à faire un peu de musique dans le final Ça va mieux. Le
public, qui s'est bien rendu compte du malaise, a cette fois-ci
applaudi entre chaque mouvement
Après l'entracte nous attend la troisième de Brahms. Et assez vite,
on est définitivement rassuré : les choses s'arrangent. Certes, la
technique est plus proche de celle d'un grand amateur que de celles
des « bêtes » qu'on a entendues précédemment. Certes encore, la
sonorité est pauvre (il a choisi un Bösendorfer, comme tous ceux qui
pensent que le son se trouve a priori davantage dans le piano que
dans le pianiste) Mais il se passe quand même des choses. Ça devient
même assez émouvant, car Moyano n'est finalement pas du tout dépourvu
de musicalité. Il tente de plus en plus, et on l'écoute. Jusqu'à la
fin. En bis, un Schumann peut-être un peu sentimental, mais que
j'applaudis quand même vivement, et de très bon cur
En quittant les lieux, je réalise que je me suis finalement beaucoup
moins ennuyé que la veille, et qu'en fait j'ai pris plus de plaisir
lors de cette sonate de Brahms que pendant tout El Bacha et Paul
Lewis réunis ; par ailleurs, pas de doute, tout ça m'avait nettement
moins déprimé que le récital de Volodos Je tenais par conséquent ma
fin de festival « optimiste » ! Car c'est ça aussi la musique : il
n'y a pas que Lugansky, il y a aussi des Moyano (ce sont plutôt ceux
qui se trouvent entre les deux qui me posent problème !)
En conclusion, même si je n'ai pas tout entendu (manquent Grimaud,
Vieru, Kocsis, Mustonen), je dirai que se détachent clairement un
quatuor majeur, plus un pianiste à part.
Le pianiste à part, c'est Nicholas Angelich. Voilà un véritable
musicien, très personnel et qui, même s'il n'a pas tout à fait la
technique des quatre autres, mérite assurément qu'on se déplace pour
l'écouter. Je suis convaincu que celui-là aura toujours plus ou moins
quelque chose à dire.
Le quatuor, lui, est évidemment composé des quatre géants russes :
Sokolov, Berezovsky, Rudenko et Lugansky Pour schématiser, il y a
deux purs classiques (Lugansky et Rudenko), un grand obsessionnel
(Sokolov), et un « électron libre » (Berezovsky). Deux ont une
technique absolument « naturelle » (Berezovsky et Rudenko), Lugansky
a lui une technique « conquise », et Sokolov une technique «
inventée », « reconstruite » Un éventail en vérité assez complet :
de quoi satisfaire tout le monde !
À titre personnel, c'est sans doute le récital de Lugansky que je
mets au sommet cette année (Mozart, Beethoven, Wagner) Mais les
études de Chopin de Berezovsky, tout ce qu'a joué Rudenko, ainsi que
le Haydn et le Prokofiev de Sokolov ne sont pas loin derrière. Et je
n'oublie pas non plus la première Année de Pèlerinage d'Angelich
Voilà qui fait beaucoup de merveilles chacune absolument au-dessus
de toute critique !
En tout cas, comme par chance ces cinq-là sont maintenant des
habitués du festival, je pense que l'édition suivante devrait être
digne de celle-ci (quand j'ai dit un soir à René Martin qu'il tenait
là un sacré quatuor avec ces quatre Russes, et qu'il ne fallait
surtout pas les laisser s'échapper, il a acquiescé dans un grand
sourire) Cela ne doit cependant pas dissuader, bien sûr, d'aller
écouter tout ce beau monde et d'autres encore, car il en existe
quelques autres : Zimerman, Koroliov, etc. ailleurs pendant
l'année.